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Libération
Plein cadre

A langueur de temps

(Photo Guy Gilles)
publié le 26 octobre 2018 à 17h06

Alors que rien n'y atteste une date, qu'est-ce qui fait que cette photo renvoie directement aux années 60-70 ? Une certaine idée de la jeunesse au soleil véhiculée par le cinéma, peut-être. Quelque part entre Adieu Philippine et Accatone. A y regarder de plus près, la beauté franche du visage du garçon, son torse bronzé, l'élégance de son geste suspendu, ses deux chaînes autour du cou, ses deux bagues à la main gauche, ce troublant mélange de virilité et de féminité désignent plus sûrement un ragazzo pasolinien qu'un dragueur de la Nouvelle Vague.

Cette ombre striée de la paillote, cette nappe de grand-mère, ce regard noir, ce soleil massif, oui, c’est la Méditerranée. Peut-être l’Algérie natale du photographe, Guy Gilles, à moins que ce ne soit le Maroc, l’Espagne ou l’Italie. Le garçon s’est retiré du bouillonnement de la plage pour se réfugier à l’ombre du toit de paille. Il s’apprête à fumer, peut-être à boire ou manger. On sent qu’il a tout son temps, qu’il est en vacances, pas pressé d’allumer cette cigarette qu’il arbore comme un accessoire de séduction. Sa façon de s’adosser tout en s’accoudant, d’être moins attentif à ses mains qu’à ce qui se passe dans le hors-champ trahit la langueur de celui qui n’a rien d’autre à faire que de se poser là, en observateur indolent. Son regard est-il distrait ou au contraire happé par quelque chose ou quelqu’un dont la vision ralentirait ses mouvements, figerait sa pose ? Derrière, sur la plage, en plein soleil, flou, debout parmi les corps allongés, un autre garçon semble regarder dans la même direction, comme un écho, une rime, un spectre. A moins qu’il n’épie à travers l’un de ces carreaux qui découpent le second plan en vignettes. Oui, peut-être cherche-t-il lui aussi à se réfugier là, mais seulement par le regard. Alors, il serait notre propre reflet.

Le ragazzo tient-il à sa solitude ou attend-il celui ou celle qui viendrait s'assoir sur cette chaise accueillante face à lui ? Dans les films de Guy Gilles, il arrive souvent que des jeunes hommes se mettent aussi en retrait des autres, du monde, de la vie. L'Amour à la mer, Au pan coupé, Absences répétées… La fiction rend tragique leur isolement volontaire, leur révolte apathique ; elle célèbre une jeunesse gâchée par délicatesse, par désillusion. Sur cette photo - qui ne trouva finalement pas sa place dans l'espace d'exposition de la galerie Patrick-Gutknecht -, la mélancolie ne s'impose pas, mais cette solitude adolescente tourne néanmoins le dos à quelque chose. A un temps que la surexposition rend plus lointain encore, presque fantomatique : l'insouciance des jeux de plage, des journées entières à lézarder, des goûters en famille, des baignades en bande. En un mot, l'enfance.