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Libération
«Regarder voir»

Rôle de drame

Chronique «Regarder voir» : chaque semaine, une photo parue dans le journal regardée de plus près.
Jean-Claude Gaudin, le 23 mars 2014 à Marseille. (Photo Olivier Monge. Myop)
publié le 16 novembre 2018 à 20h46

C’est une entrée en scène et une sortie en ville. La prise de vue date du 23 mars 2014, jour de réélection pour l’édile alors imbattable. Que peut donc nous réfracter tardivement cette image vieille de plus de quatre ans, non pas de l’actualité du moment, mais de son sujet, le maire de Marseille ? Le mouvement dans lequel le saisit la photographie d’Olivier Monge, la cravate en vrac, le regard, noir, désaccordé de l’orientation du buste, le visage frappé d’une expression muette qui laisse pourtant supposer que la sentence du moment est dite avec autant d’agacement qu’avec l’accent bien frappé, tout cela concoure à décrire Jean-Claude Gaudin aux prises avec le feu d’une action désordonnée. Et, par delà ses relents fictionnels chargés, le portrait enregistre une constellation de signes dont l’alignement évoque quelque chose de confusément américain, entre ce que l’on devine de l’habit de cette femme ébouriffée à laquelle il se cramponne, dans son déséquilibre apparent, et les bribes du bâtiment dont il sort (la légende de l’image nous apprend qu’il s’agit de sa permanence, rue de Paradis). Le numéro qui surplombe la porte, rarement usité dans la voirie française alors qu’il fait l’ordinaire des interminables avenues d’outre-Atlantique, mais aussi l’apparence de l’édifice, dont les tavelures, comme le visage de monsieur le maire, 79 ans, évoquent le marbre veiné à l’antique, embouchent plus volontiers sur un imaginaire d’esplanade ou de tour new-yorkaise cossue que sur le tout-venant de l’urbanisme provençal. Surtout, le bâtiment en question ne semble pas menacé d’effondrement et sa rime marmoréenne avec le maintien statuaire de Gaudin, figure quelque chose de l’inconséquente morgue avec laquelle celui-ci a réagi au drame de Noailles et à ses morts sous les gravats d’une impéritie soudain tragique.

Les derniers épisodes racontent Gaudin vacillant sur son socle, prêt à tomber, lâché par ses appuis, que son manque d'empathie a jeté dans l'embarras. Le registre du crépuscule du vieux, c'est précisément ce contre quoi Gaudin s'est longuement acharné à surjouer par des instants de dynamisme public de cet acabit. Gaudin ne parle pas pour rien de lui à la troisième personne du singulier comme peut le faire un Delon avec le narcissisme décontracté de la star impérieuse qui n'estime n'avoir de comptes à rendre à personne. «Gaudin» dans le rôle de «Gaudin», un rôle à sa démesure et une longévité de diva des planches qui estime de son devoir, et par amour d'un public qui toujours l'a soutenu, de mourir sur scène. «Je sais qu'il a une maîtrise totale de son personnage, de son corps, de sa vieillesse, il sait jouer avec ce qu'il est» écrivait, dans la revue XXI, le journaliste Philippe Pujol qui a consacré un livre d'enquête saignant sur Marseille, la Fabrique du monstre. Le maire de la deuxième ville de France a aligné quatre mandats successifs en se mettant tout le monde dans la poche de ses costumes croisés de plus en plus amples, au gré des mandatures et repas pantagruéliques, jusqu'à subir au quotidien le supplice de la goutte. En mai 2016, alors que Netflix dévoile sa série Marseille, Gaudin ne se fait pas prier pour dire tout le bien qu'il pense de la chose étrillée et tournée en ridicule par la critique, lui que tout le monde associe au personnage central de Robert Taro, maire depuis vingt-cinq ans interprété, le souffle court, par Depardieu. Edile trempant dans les magouilles, le verbe haut, accroché à son poste par pure démagogie égocentrée, Taro a le nez dans la poudreuse pour tenir le coup et les feux d'une rampe qui a depuis longtemps basculé dans la (basse) fosse. Gaudin tique un peu sur la coke ; pour le reste, tout lui va au teint. L'homme est un buvard, disait un de ses opposants socialiste, il a le don d'absorber, sans laisser de trace, les critiques et les aspirants au trône. Le masque bonhomme du pétanquiste à l'autorité de papet pittoresque est en fait une stratégie savante qui consiste à proroger le pouvoir par la seule séduction du cliché dont il finit par être l'unique représentant momifié. Cet archétype méridional dont la gentillesse de façade s'est brutalement lézardée dans un bruit de vieilles casseroles et de planches pourries.