Peut-on suturer de douloureuses blessures, revernir ses victoires, anticiper et écrire son futur en se frayant un chemin sous les couches des grandes peintures existantes et autres postures ou clichés gravant dans le fatras de notre mémoire visuelle, balisant notre histoire collective ? Très consciemment ou non, quelques popstars à la notoriété ascendante ou incontestée ont laissé cette année affleurer à la surface de leurs clips (nous en avons choisi cinq parmi tant d'autres) leurs sentiments amoureux, colères fondées et propos plus ou moins subliminalement politiques filtrer sous les représentations détournées - qu'elles soient photographiques ou picturales. A contempler une Ariana Grande se lovant dans la peinture à l'huile afin de nous proposer sa version all girly de la Création d'Adam (car après tout God Is a Woman), il apparaît que ce jeu d'orgueil, cette récréation néo-post-méta-maniériste, par-delà le simple divertissement sucré-salé pour écrans d'ordinateur, se met au service de minorités largement invisibilisées. Et se distingue ainsi comme un extravagant outil de copier-coller propice à moquer les places, représentations et hiérarchies convenues.
Que l'on parle ici d'une jeune chanteuse pop bubblegum qui se remet peu à peu d'un trauma lié à l'attentat-suicide qui a touché son public (la même Ariana Grande en 2017 à Manchester), de la souveraineté d'un couple noir-américain qui en un claquement de chéquier peut s'offrir le Louvre pour humble décor (Beyoncé et Jay-Z) ou d'un rappeur qui dénonce les violences racistes qui criblent son pays (Childish Gambino), tous reprennent ici, le temps d'un instant, la pose d'un cliché ou d'une figure attendue afin de mieux la questionner, la chatouiller, jusqu'à l'évincer et pouvoir, pour une fois, trouver une place de choix dans l'écrin d'un majestueux tableau, toutes proportions gardées.
«Apesh*t» de The Carters
Beyoncé Knowles et Shawn Carter se sont déhanchés dans les salles du Louvre, humblement privatisées en mai, pour le clip Apesh*t, sorti deux mois plus tard dans la foulée de leur album commun Everything Is Love. Le couple, en vis-à-vis ou parfois même quasi-caméléons de ces peintures, semble vouloir appuyer leur actuelle souveraineté tout en entonnant : «I can't believe we made it (This a different angle).» Face (et obstruant la vision globale) du Sacre de Napoléon, la Joconde, la Vénus de Milo et bien d'autres totems patrimoniaux, les maîtres du storytelling à l'heure du Black Lives Matter sous l'ère Trump écrivent l'histoire de leur propre success story. Coïncidence ou pas, si l'on en croit les chiffres, le Louvre battra cette année son record de fréquentation.
«This Is America» de Childish Gambino
Donald Glover exécute sommairement un homme noir, adoptant une pose à la Thomas D. Rice, cet acteur blanc du théâtre américain XIXe qui usait du blackface pour interpréter le rôle de Jim Crow, un esclave handicapé. Avec de langoureuses danses aux pas Gwara Gwara dans l'écrin de ce clip quasi en plan-séquence, le rappeur, acteur et créateur de la série Atlanta dénonce et se fait à la fois premier rôle grinçant d'un déferlement de haines racistes made in America. Le chanteur mitraille le chœur d'une église en référence à celle de Charleston qui a essuyé les tirs d'un suprémaciste blanc en 2015, et pointe du doigt la médiatisation problématique de la violence contemporaine, filtrée à la passoire des objectifs et autres artifices numériques, comme autant de goodies sanglants et sensationnalistes.
«Malamente» de Rosalía
Rosalía effectue un wheelie (roue arrière) sur sa moto noire, tandis qu'un torero sportswear soulève avec classe sa muleta face à la charge cylindrée, muleta qui par ailleurs détonne tel un nuage liquide synthétique ou un magnifique drapé vermillon esquissé par un peintre en carrosserie que l'on appellera ici, pourquoi pas, Rubens. Le clip du morceau Malamente - premier single de son nouvel album, El Mal Querer - nous présente la chanteuse catalane pop-flamenco prise dans cette bataille-motomachie façon bullet time (tel Neo évitant les balles dans Matrix). Avec cette vidéo tournée en pellicule 35 mm par Nicolás Méndez (alias «Canada») qui regorge de petites saynètes tout aussi picturales que des huiles sur toile, Rosalía se taille une place sur les écrans radars des masses à la pointe de son arme de picador.
«Django Jane» de Janelle Monáe
Dans ce miroir rond placé au niveau de son sexe, le visage de Janelle Monáe se reflète. Après avoir été une Electric Lady (2013) ou un ArchAndroïd (2009), la chanteuse américaine de funk sucré devient Dirty Computer, nom donné à son album et projet visuel qui l'accompagne. Plus qu'un clip, un film narratif aux accents dystopiques de près d'une heure, un monde où se retrouve menacé tout esprit libre qui souhaite exister avec ses différences, sa sexualité assumée et ses singularités. «Let the vagina have a monologue», prononce alors la chanteuse, qui semble dans un même temps raviver l'existence d'une plus ancienne photographie : celle en noir et blanc, surréaliste et magnifique, d'Armen Susan Ordjanian, intitulée Self Portrait.
«God Is a Woman» d’Ariana Grande
Dans son clip cosmique God Is a Woman, Ariana Grande déloge l'illustre vieillard à barbe blanche (communément appelé Dieu) de la fresque peinte par Michel-Ange la Création d'Adam, afin de mieux prendre sa place. Entourée d'alliées - et non de chérubins potelés -, elle donne ainsi vie, main tendue, à une Eve noire. Cette genèse orchestrée par les femmes n'est pas sans rappeler le travail de l'artiste féministe chicagoane Harmonia Rosales, qui a revisité cette même peinture et d'autres œuvres-clés de l'histoire, y incluant des femmes noires en lieu et place des traditionnels modèles blancs dominants. De ce basculement des rôles et des valeurs, le monde patriarcal européo-centré se fait refaire le portrait.