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Libération
Jeu

Puissantes nuances de «Gris»

Une évocation ludique et très graphique de la dépression, dotée d’un gameplay minimaliste, à la beauté envoûtante.
(Photo DR)
publié le 14 décembre 2018 à 17h47

Gris est une petite chose. Un premier jeu conduit par deux Barcelonais qui ont mis en veilleuse leur carrière dans de gros studios afin de mettre sur pied leur jeu de rêve. Une proposition qui reprend les mécaniques du platformer 2D pour l'expurger de tout défi, hybridée avec un puzzle game tranquillou et un jeu narratif muet. L'ouverture ressemble à un film de Hayao Miyazaki : la chute sans fin d'une jeune femme en jupon noir, petite étoile décrochée de la voûte céleste qui vient se fracasser dans un océan de blanc. Désert où rien n'existe sinon une frêle ligne d'horizon, fil le long duquel on progresse jusqu'à dévoiler une steppe carmin.

Si l'on ne meurt pas dans Gris, la mort est partout à l'écran, dans les stigmates d'un passé révolu, statues fracassées nichées au pied de forêts ancestrales, champs de ruines oubliés au fond de noirs abysses. Sans qu'aucun texte ou explication ne vienne l'expliciter, on comprend que Gris raconte la traversée d'une dépression, le cheminement d'une femme jusqu'à un deuil libérateur. Le décor devient une tapisserie sur laquelle se projette l'état émotionnel du personnage et auquel il convient de redonner le sens des couleurs. Au rouge viennent s'ajouter le vert, puis le bleu, gouttes d'aquarelle qui illuminent les cieux avant d'infuser le reste de l'écran. Eveil d'un monde endormi. Un retour à la vie régulièrement contrarié par des jaillissements d'encre de Chine pareils à des rechutes vers la torpeur, torrent noir qui mute en corbeau tourmenteur ou en murène bicéphale.

Gris attire et retient surtout par sa plastique enchanteresse, ruissellement de l'hiver au printemps. Au travail chromatique s'ajoutent des jeux de transparence et des effets d'échelles qui placent le joueur au rang d'amibe perdu dans un dédale à la majestuosité éteinte. Dans un monde numérique, Nomada Studio vient rappeler la puissance du dessin, tant on sent encore le passage du crayon derrière le sublime mouvement du drapé d'un jupon.

L’autre belle surprise du jeu est que derrière un gameplay minimaliste (qui pourra rebuter), Nomada parvient à faire quelque chose qu’on n’avait jamais vu auparavant : confier un rôle narratif à une touche, en apparence inutile. La jeune femme marche, saute, s’agrippe, et puis, en pressant sur A, se fige pour reprendre son souffle. Comme on se regroupe après un choc. Comme si elle tentait de produire un son qui reste coincé au fond de la gorge. Avant même de trouver une explication dans les dernières minutes du jeu, ce choix est davantage qu’une coquetterie en ce qu’il parvient à suggérer un état et nourrir un récit hors champ.

Poussé par l'éditeur Devolver, label de qualité indé plutôt identifié sur les productions rentre-dedans, le jeu de Nomada marche dans les pas de géants comme Journey ou Limbo sans parvenir à tutoyer leur ampleur. Gris a la beauté d'une bulle de savon, envoûtante de légèreté et de fragilité.