Menu
Libération
Critique

Série : «Corporate», vide de bureau

Satire nihiliste sur l’aliénation du travail, la série s’attaque à la routine dérisoire en entreprise.
Pause à la tisanerie. (Photo Comedy Central)
publié le 1er février 2019 à 17h46

«Bullshit jobs», serait-on tenté de renommer Corporate, création de la chaîne américaine Comedy Central qui vient d'entamer sa deuxième saison. Dans son fameux essai Bullshit Jobs de 2013, l'économiste et anthropologue américain David Graeber définissait le job à la con comme «une forme d'emploi rémunéré qui est si inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence».

Trou

C'est exactement le genre de non-travail qu'accomplissent quotidiennement les deux antihéros de Corporate, le naïf Matt et le sardonique Jake - interprétés par les cocréateurs du show, les humoristes Matt Ingebretson et Jake Weisman - deux larbins employés par une multinationale sans âme. Dirigée par un machiavélique PDG (l'intense Lance Reddick, vu dans The Wire et Lost), Hampton DeVille produit absolument tout, des bananes et écrans télé jusqu'aux armes de guerre. Dans la famille des séries comiques sur la vie de bureau, il y a les références totémiques : The Office, versions anglaise et américaine. L'une, créée par Ricky Gervais, faisait du lieu de travail un creuset de malaises entre collègues tandis que l'adaptation américaine, menée par Steve Carell, rassemblait des personnages dysfonctionnels mais attachants. L'entreprise était alors un simple prétexte pour constituer un groupe de caractères disparates obligés de se côtoyer. Corporate, elle, prend le sens du travail comme son axe principal.

L'humour est noir et, à l'image, les teintes sont ocres, comme un écho au brown-out - le syndrome de la perte de sens du travail - vécu par ses protagonistes. Le générique donne le ton : des reconstitutions de photos de banques d'images sur le monde de l'entreprise, de salariés en costards souriant bêtement, sur un riff charbonneux signé Ty Segall. «J'essaye depuis si longtemps d'améliorer mes compétences pour grimper les échelons dans cette entreprise, alors que pendant tout ce temps, j'aurais plutôt dû essayer d'enfoncer les autres», lance Jake, l'air perpétuellement au fond du trou. Quand Matt doit composer le meilleur PowerPoint de sa vie, c'est pour le présenter à la CIA qui cherche à armer un groupuscule dissident dans un conflit lointain : la satire nihiliste sur l'aliénation du travail fonctionne, car Corporatechoisit toujours d'aller directement au surréalisme désespéré plutôt que d'empiler les références bénignes à la monotonie de la vie de bureau. Ainsi, la série sort également de l'open space : ce sont aussi les conséquences des jobs à la con sur la vie privée qui sont tournées en dérision, à l'instar du mythe du week-end comme sempiternel exutoire des frustrations de la semaine.

Routine

Le pessimisme drolatique de la série rappelle l'œuvre du satiriste Mike Judge, créateur du cartoon azimuté Beavis et Butt-Head et réalisateur d'Office Space en 1999 - 35 Heures, c'est déjà trop en France, un titre «maxpécasien» vestige des enjeux de l'époque -, qui s'attaquait déjà à la routine dérisoire de la vie de bureau. Comme le relevait récemment Time Magazine, Corporate s'inscrit dans une vague de comédie américaine anticapitaliste, en compagnie de la farce boursière Black Monday sur Showtime ou de la dystopie absurde Sorry to Bother You, sortie en salles mercredi. Il en est la vision déprimée et dérangée, amère comme un mauvais expresso de la machine à café.