On ne saurait dire depuis combien d'années cet effet de persistance rétinienne s'était tu, mais revoilà qu'au moment de s'endormir tombent devant nos yeux ces pièces en forme de S, de T, de ou de L que l'on range et supprime consciencieusement sur l'écran noir de nos paupières. Le mal porte un nom, «effet Tetris», et est si puissant que même des amnésiques peuvent l'expérimenter. En trois décennies d'existence, le jeu conçu par Alekseï Pajitnov a connu tant d'itérations et de variantes qu'il serait vain de les lister. S'il n'a jamais complètement disparu des écrans, il flotte en ce moment comme un parfum de retour de hype, grâce à deux titres sortis en l'espace de trois mois. Au point qu'une publication assez sérieuse comme Eurogamer en est à se demander – un peu en blaguant mais tout de même – si elle ne va pas se retrouver à couronner Tetris jeu de l'année deux fois d'affilée.
A l'origine, Tetris est un jeu dont la seule issue possible est le game over. Tetris Effect et Tetris 99 ont en commun d'introduire dedans la possibilité de gagner, ou au moins de ne pas perdre. C'est l'un des rares éléments qui les relie car leurs philosophies, et partant leurs conséquences physiques sur le joueur, sont radicalement opposées. Sorti sur PS4 en novembre 2018, conçu pour être joué en réalité virtuelle, un casque sur le crâne (mais on peut s'en passer), Tetris Effect est une proposition entièrement sensorielle. Son concepteur, Tetsuya Mizuguchi, est un expérimentateur du flow, qui transforme les genres auxquels il s'attelle en jeux musicaux (le shoot 'em up avec Rez, le puzzle-game, déjà, avec Lumines). Dans son Tetris, la musique détermine le tempo tandis que le joueur compose, quand il fait tourner et pose les pièces, un enrobage rythmique et mélodique supplémentaire. Il ne s'agit plus tant alors de suivre le tempo du jeu que d'installer le sien, quitte à faire passer au second plan l'urgence de désencombrer son écran. Le résultat prend parfois des allures d'invitation à la méditation.
A l'inverse, commencer à méditer dans Tetris 99, et c'est la mort assurée. Quand le jeu est paru par surprise sur Switch le 13 février, on a pu se demander si ça n'était pas une blague : en pleine mode du genre battle royale, que domine outrageusement Fortnite avec ses dizaines de millions de joueurs, Nintendo et le développeur japonais Arika proposent rien de moins (ni de plus) qu'un mariage de Tetris avec ce genre a priori conçu pour les jeux de tirs. En résultent des parties effrénées dans lesquelles le joueur en affronte 98 autres, en poursuivant le rêve d'être le dernier survivant au terme d'une bataille qui s'homérise à mesure que la vitesse s'amplifie et que le nombre d'adversaires, tout comme les possibilités d'échapper au feu des lignes qui s'empilent au bas de l'écran, s'amenuisent. Bien sûr Tetris se pratique en versus depuis un bail, mais l'intensité des parties est ici décuplée par le nombre de participants, jusqu'à ce moment où les doigts semblent agir seuls, trop vite pour que le cerveau lui-même comprenne ce qui est en train de se produire, uniquement mus par un ultime sursaut de survie.
Ci-dessous, un exemple de partie parfaite dans Tetris 99 :
On a eu plusieurs fois l'occasion de souligner, et encore tout récemment avec Resident Evil 2, le rapport complexe avec son passé qu'entretient le jeu vidéo, emporté par une évolution technologique qui impose de réadapter sans cesse le lien entre ce qui apparaît à l'écran et la manière dont le joueur en prend possession. Mais Tetris, lui, semble intemporel. Peut-être parce qu'il s'agit d'un jeu à l'os : des pièces qui tombent en tournant, en s'empilant et en disparaissant, c'est un programme ludique plutôt que graphique, une mécanique se prêtant à d'innombrables variations sans souffrir. Après trente-cinq ans, en émergent encore certaines des propositions les plus intéressantes du jeu vidéo contemporain.