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Libération
Les femmes de la liberté (6/7)

Marie-Madeleine Fourcade, arche d’Alliance

Tout l’été, «Libé» retrace l’histoire de celles qui ont pris en main leur destin et marqué leur époque. Cette semaine, celle qui a pris les rênes d’un des principaux réseaux de la Résistance durant l’Occupation.
Marie-Madeleine Fourcade, résistante à la tête du réseau Alliance, vers 1940. (Photo AKG-Images)
publié le 16 août 2019 à 17h06

On peut faire avancer la cause des femmes sans être féministe, contribuer au progrès sans être progressiste, défendre au péril de sa vie la République en ayant, auparavant, rêvé de la renverser. Ainsi fut Marie-Madeleine Fourcade, jeune catholique élevée au couvent des Oiseaux, chroniqueuse de mode avant la guerre, puis adjointe d’un général conspirateur d’extrême droite, nationaliste et antisémite, fille de la bonne société, épouse et mère, et néanmoins cheffe d’un des principaux réseaux de la Résistance pendant toute la guerre, la seule femme dans ce cas en Europe avec la Belge Andrée de Jongh. Après la guerre, elle dédie sa vie aux œuvres sociales de la Résistance, devient une figure du mouvement gaulliste et une active militante de la Licra, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. Tout le contraire des déterminations sociales et culturelles de sa classe d’origine et de sa formation de jeunesse, si tant est que ces déterminations, quoi qu’en disent les sociologues, soient déterminantes.

Déterminés à «bouter les Allemands hors de France»

Rien dans la jeunesse de Marie-Madeleine Bridou (elle prit après la guerre le nom de son second mari, Fourcade) ne la prédisposait au refus, à la rébellion, à la vocation de dirigeante, et encore moins à cette qualité qui, dans son cas, est dépouillée de toute grandiloquence et de toute exagération : héroïne de la liberté. Née le 8 novembre 1909 à Marseille, elle est fille d’une famille coloniale de la haute bourgeoisie. Elle passe les dix premières années de sa vie dans les colonies françaises d’Extrême-Orient puis revient en France pour être placée par une famille très «catho-tradi» au couvent des Oiseaux, apprenant le piano, les bonnes manières et adoptant sans barguigner les préjugés de son milieu, grande bourgeoise élégante et raffinée au destin tout tracé de mère de famille catholique et conservatrice. Mariée jeune à un officier, Edouard Méric, dont le principal mérite est de lui laisser une grande indépendance. Deux enfants naissent de cette union, mais les époux ne s’entendent pas et se séparent rapidement. Marie-Madeleine se lance dans le métier radiophonique, chroniqueuse de mode pour Radio-Cité, collaboratrice de Colette pour une émission.

Son destin bifurque une première fois en 1936. Elle rencontre deux officiers brillants, anciens condisciples à Saint-Cyr, Charles de Gaulle et Georges Loustaunau-Lacau. Elle se lie au second, qui lui propose vite, pressentant sans doute ses dons d'organisatrice, de devenir secrétaire générale du petit groupe de presse qu'il anime autour des deux revues la Spirale et l'Ordre national. Etrange personnage que ce militaire très politique, ancien combattant de 14-18 très décoré, rêveur et romanesque, qui défend des vues antirépublicaines affirmées, publiant beaucoup d'articles nationalistes et antisémites, prônant un régime autoritaire à l'image des fascismes européens, mais aussi anti-allemand dans la tradition de Maurras, qui constitue une organisation de militants clandestins d'extrême droite, les «réseaux Corvignolles», qu'on dit liée à «la Cagoule», cette phalange de conspirateurs vouée à la destruction du régime républicain et étroitement surveillée par la police. En 1939, Loustaunau-Lacau est emprisonné, suspecté de trahison en raison de son activisme clandestin, laissant Marie-Madeleine seule à la tête de son groupe de presse.

Tout ou presque dans ces engagements conduisait le couple à la collaboration. Mais Loustaunau-Lacau est anti-allemand et patriote intransigeant. Dès 1940, libéré de la forteresse de Mutzig, il refuse la défaite et se lance dans la Résistance, rédigeant un appel intitulé «la Croisade» qu’il transmet à Londres. Avec Marie-Madeleine, il recrute ses premiers agents, souvent des officiers, puis va au Portugal négocier avec un représentant de l’Intelligence Service. Peut-être pour puiser à la source les renseignements qu’il compte transmettre aux Anglais, peut-être par sympathie maréchaliste, croyant que Pétain joue double jeu, il rejoint Vichy et se fait nommer à la tête de la Légion française, dont Marie-Madeleine prend en charge l’action sociale, tout en constituant le réseau «Alliance».

A l'hôtel des Sports, Marie-Madeleine voit passer Doriot, Deloncle, Maurras. Ainsi ces deux comploteurs sont-ils l'exemple de ces «vichysto-résistants» séduits par la Révolution nationale mais déterminés à «bouter les Allemands hors de France», selon l'expression imitée de Jeanne d'Arc qu'emploiera plus tard Marie-Madeleine, et dont le protagoniste le plus célèbre après la guerre sera un certain François Mitterrand. Ils sont vite suspectés, puis exclus de l'organisation maréchaliste. Ils passent à la clandestinité, formés par l'expérience des réseaux Corvignolles, et poursuivent dans le Sud-Ouest la constitution de leur mouvement. Ils sont déterminés, organisés, disciplinés, et diablement efficaces, soutenus de l'extérieur par les chefs de l'Intelligence Service, qui orientent leur action vers le renseignement.

Hérisson, Aigle, Basset et Hermine sur l’arche de Noé

Au total, le réseau Alliance, doté d’un état-major, d’estafettes, de radios, de chefs de région, regroupera quelque 1 500 résistants, des militaires souvent, mais aussi des fonctionnaires ou des membres de professions libérales, qui ont pour mission de s’infiltrer aux endroits stratégiques, les ports, les centres de commandement de la Wehrmacht, les installations aériennes, les bases de sous-marins, de manière à alimenter en informations militaires précises l’Intelligence Service qui recueille leur moisson par le truchement de radios clandestines. Chaque agent porte un pseudonyme, en général des noms d’animaux - Marie-Madeleine, cheffe d’état-major, est «Hérisson», ses adjoints «Aigle», «Basset» ou «Hermine» - ce qui conduira la Gestapo à surnommer le réseau «l’arche de Noé».

En 1941, ils sont déjà plusieurs centaines, ramifiés en zone occupée autant qu’en zone Sud, disposant de six émetteurs qui officient sur tout le territoire. Mais les Allemands réussissent à arrêter et à retourner plusieurs agents, dont la Marseillaise Mathilde Carré, surnommée «la Chatte», manipulée par Karl Bömelburg, un des chefs du SD et dont les dénonciations aboutiront à de multiples arrestations. Une première fois, le réseau est décimé par la police de Vichy et la Gestapo. Loustaunau-Lacau est arrêté.

Marie-Madeleine devient alors la seule cheffe d’Alliance et réussit à reconstituer son organisation. Elle passe en Espagne, reçoit à Madrid les instructions d’un officier de l’Intelligence Service, Richards, ébahi de voir qu’un de ses principaux agents en France est une femme. Elle revient au pays pour reprendre sa tâche, épaulée par Léon Faye, «Aigle», chef militaire, officier d’une audace et d’un allant extraordinaires. Ensemble, ils coordonnent la collecte d’informations sur les avions italiens qui doivent rejoindre l’armée de Rommel engagée en Cyrénaïque contre la huitième armée britannique. Les avions sont interceptés en Méditerranée et abattus, laissant Rommel sans couverture aérienne solide.

En novembre 1942, alors que les Alliés s'apprêtent à débarquer en Afrique du Nord, Alliance organise l'exfiltration du général Giraud, évadé d'Allemagne. Au Lavandou, petit port du Var, les agents de Marie-Madeleine conduisent le général prestigieux qui doit rallier l'armée d'Afrique au sous-marin anglais HMS Seraph en position au large. Soutenu par Roosevelt et Churchill, Giraud devient le concurrent de De Gaulle à la tête des Français libres, et le réseau Alliance, dès lors, se place sous son égide. Mais Giraud est vite éclipsé par l'homme du 18 Juin et Alliance se rattachera au Bureau central de renseignement et d'action (BCRA), le service secret gaulliste, tout en gardant son indépendance d'action et ses liens avec l'Intelligence Service. Quelques jours après l'opération, le réseau est une nouvelle fois trahi. Cette fois, Hérisson et Aigle sont encerclés dans une villa de Marseille. Ils avalent les documents sensibles, aidés par un des policiers français chargés de les arrêter, qui mastique avec eux les papiers compromettants. Ils sont transférés à la prison de Castres mais, grâce à la complicité d'un autre policier vichyste, ils réussissent à s'évader du fourgon cellulaire qui les transporte.

A Evian où il est incarcéré, Loustaunau-Lacau s’évade lui aussi, en compagnie du général Cochet, dont la fille leur a procuré une longue corde. Ils sont recueillis par Aigle qui attend à l’extérieur. Mais le fondateur du réseau est épuisé et peut-être victime d’une défaillance morale. Il laisse Marie-Madeleine continuer seule le combat à la tête d’Alliance. Jusqu’à la Libération, voyageant en permanence, reconstituant patiemment ses réseaux, recrutant sans relâche, maintenant moral et discipline en dépit des arrestations, Marie-Madeleine anime Alliance avec une autorité indiscutée. Un nouvel agent, Joël Lemoigne (dit «Triton»), un Alsacien spécialiste des sous-marins, pénètre la base des U-Boote à Keroman et transmet aux Alliés des rapports complets sur les unités engagées, leurs itinéraires et leurs équipages. Le commandement allemand ignorera jusqu’à la fin de la guerre que les pertes sévères subies dans l’Atlantique par la flotte de l’amiral Dönitz sont en partie dues aux renseignements fournis à la Royal Navy par ce réseau commandé par une femme.

Exil en Angleterre à bord d’un Lysander

Le Débarquement se prépare. Là encore, ce sont des agents de Marie-Madeleine qui envoient à Londres une description précise des défenses du mur de l'Atlantique. Pendant ce temps, les arrestations continuent. Faye est trahi et incarcéré au QG de la Gestapo avenue Foch à Paris. Il tente de s'évader en compagnie d'un agent britannique et d'une opératrice radio du Special Operations Executive (SOE), la jeune princesse indienne Noor Inayat Khan. Ils sont repris sur le trottoir de l'avenue Foch et envoyés en Allemagne où ils seront exécutés. Sur ordre de ses supérieurs anglais, Marie-Madeleine se réfugie en Angleterre, transportée nuitamment par un petit avion Lysander. A force d'objurgations, elle obtient de retourner en France pour réorganiser une nouvelle fois ses réseaux. Le 6 juin 1944, elle envoie ce message à tous ses agents : «Depuis l'aube, les troupes alliées ont entrepris la grande offensive dont la réussite signifie la délivrance de la France. Le devoir de tous les agents est de rester ou de se rendre sur les arrières des Boches […] discipline, abnégation, loyauté.» Le réseau Alliance agit dès lors au milieu des défenses allemandes, en avant des troupes de Patton qui mènent la reconquête du territoire français. Il éclaire aussi l'état-major britannique sur la nature des armes nouvelles développées par la Wehrmacht, et plus particulièrement sur les bases de V1 et de V2 qui causeront tant de souci aux Alliés. Après la reddition allemande, à la différence de tant de résistants qui entrent en politique ou se retrouvent à la tête de l'administration, Marie-Madeleine reste la cheffe de réseau qu'elle a été pendant quatre ans.

Elle part à la recherche des survivants d'Alliance dans les camps nazis qu'on vient d'ouvrir (sur 1 500 membres, quelque 450 sont morts ou disparus) et organise des secours pour les veuves et les familles des combattants qu'elle a dirigés. Elle a depuis longtemps abjuré ses convictions d'extrême droite et devient une des figures du mouvement gaulliste. En 1958, elle est parmi les plus actives pour favoriser le retour du Général au pouvoir, tout en poursuivant ses activités humanitaires et son travail de gardienne de la mémoire de la Résistance. Elle devient membre de la Licra et contribue aux recherches sur le génocide juif. En 1968, ses souvenirs de guerre, intitulés l'Arche de Noé, sont un best-seller qu'elle promeut par de multiples conférences. Elle témoigne au procès Barbie et s'éteint l'âme en paix le 20 juillet 1989. Féministe sans le savoir : son parcours démontre surtout, dans les circonstances les plus dangereuses, que l'autorité, le courage physique et moral, le sens de l'action et de l'organisation, ne sont pas, à rebours de l'immémoriale tradition, l'apanage des hommes.