De mémoire, cela fait une quinzaine d'années qu'on n'avait plus pris le volant d'un taxi. A l'époque, sur un portage tout sauf mémorable du jeu d'arcade survolté Crazy Taxi qui nous expédiait d'un coin à l'autre de sa carte en chronométrant chaque course. On ne saurait faire plus éloigné de l'habitacle dans lequel on s'installe aujourd'hui dans Night Call. Le taxi du jeu des studios Monkey Moon et Black Muffin est moins un véhicule qu'un confessionnal, un espace hermétique dans lequel s'épanchent des gens de passage, histoire de soutirer un avis de plus, de se soulager d'un poids auprès de quelqu'un qu'on ne recroisera jamais, ou simplement de parler. Ecouter, se taire, échanger, voilà où se loge le plaisir.
Night Call se présente comme un jeu d'enquête dans un Paris ambiance néo-noir. Tout juste remis d'une longue convalescence, le joueur reprend pieds avec le quotidien en retrouvant son boulot de chauffeur de nuit. Et, à peine le compteur allumé, une flic s'engouffre et ressort de vieux dossiers enterrés depuis belle lurette pour nous contraindre à retrouver celui qui nous avait laissé sur le carreau quelques semaines plus tôt. Un tueur qui terrorise la ville. On a sept jours, cinq suspects, quelques indices collectés par les enquêteurs et des tonnes de clients qui ont un avis sur la question. Il va falloir tirer les vers du nez des bonnes personnes, trier les opinions, tout en gardant un œil sur les rentrées d'argent. Une licence, ça coûte cher.
Mélancolie. Production modeste, Night Call s'en remet à sa direction artistique et surtout à son écriture, superbe, pour donner vie aux oiseaux de nuit parisiens. Dans le tiers supérieur de l'écran s'affiche la carte de la ville, suivant chacun de nos déplacements. Dans la partie inférieure, une vue braquée sur l'habitacle qui laisse voir le ou les clients(s) ainsi que le visage du chauffeur dans un clair-obscur élégant. Sans doublage, le jeu repose sur un plaisir de lecture, un sens littéraire d'incarner la faune qui défile dans le véhicule. C'est l'hiver, il pleut sévère. Et il faudra faire avec la colère d'une secrétaire de rédaction revancharde, avec l'agressivité d'un type bourré qui n'aime pas qu'on lui fasse la morale plutôt que de l'aider à chercher une excuse pour justifier, auprès de sa femme, son retour au petit matin. On pourra tolérer les leçons d'un petit éditocrate de gauche ou au contraire le provoquer… A la colère, succède la mélancolie de clients qui n'ont pas envie de parler, la peine de ceux qui ont trop de choses sur le cœur et cherchent une oreille accommodante. Entre deux pleins, on relance, on console ceux vus la nuit précédente, on laisse planer des silences bienveillants… Des choses banales et pourtant si nouvelles dans le jeu vidéo. Ça parle de drague, de l'Amour est dans le pré, de ces «connards de grévistes», de la GPA pour tous, de contrôle au faciès, de migrants… Rarement on aura croisé jeu si naturellement contemporain.
Night Call n'est pour autant pas exempt de défauts. Correct sans vraiment marquer, l'aspect enquête du jeu fait office de prétexte de game design, d'appât immédiatement compréhensible plus facile à commercialiser qu'un jeu de taxi où il s'agit d'échanger avec les clients. Surtout qu'au quotidien, on ne cherche pas forcément à alimenter les échanges avec les chauffeurs de taxi… Pour autant, Night Call a la jolie courtoisie de conclure sa première affaire de très belle manière, et on a vite fait de pardonner quelques pétouilles sans gravité.
Déjà-vu. Rencontré quelques semaines avant la sortie du jeu, l'auteur des formidables textes de Night Call, Anthony Jauneaud, s'inquiétait de savoir à quel point les joueurs seraient disposés à poursuivre l'aventure une fois la première enquête bouclée. C'est précisément là que le bât blesse. On y revient volontier avant de réaliser que Night Call relance la partie comme si on n'y avait pas passé quelques heures. Même introduction (passe encore) et surtout les mêmes clients, reprenant leurs scripts de zéro. Un effet de déjà-vu décevant et même dommageable dans la mesure où il brise le naturel de la première partie. On sait que l'on n'a pas tout vu de Night Call, mais il faudra laisser passer quelques mois pour que le travail de sape de l'oubli puisse redonner au jeu l'éclat des premières heures.