«Juste une mise au point sur les plus belles images de ma vie», chantait d'une voix perchée Jakie Quartz en 1983. A l'époque, le titre est numéro 1 des ventes et le duo Pierre et Gilles immortalise la chanteuse blonde sur un fond orange, une étincelle de cierge magique au bout de la cigarette. A la Philharmonie de Paris, la très pop exposition «la Fabrique des idoles» a le goût sucré d'une madeleine proustienne. Elle retrace la foisonnante production de Pierre et Gilles dans la musique : des portraits de jeunes chanteurs à des mises en scène avec stars internationales (Conchita Wurst, Nina Hagen, Marilyn Manson, Kylie Minogue), les deux artistes, plébiscités par la chanson populaire, en façonnent l'image depuis quarante ans.
Amoureux sincères de pop music, Pierre et Gilles ont offert à leurs égéries du genre des autels en forme de reliquaires d’église, chargés comme des pièces montées. L’échange est à double sens : parfois ce sont eux qui contactent les musiciens, parfois ce sont les musiciens qui leur passent commande. Tous deux directeurs artistiques, Pierre, le photographe, est derrière l’objectif, tandis que Gilles, muni de pinceaux ou d’un aérographe, retouche les tirages tel un peintre d’affiches de Bollywood. D’abord influencés par Andy Warhol - avec de gros plans stylisés sur fonds colorés, le duo a installé au fil du temps une esthétique baroque où se mélangent pacotilles de bazar et mélancolie des couronnes mortuaires. Dans un parcours sombre, où les photos paraissent clignoter comme des guirlandes de Noël, le visiteur écoute via des baladeurs une playlist qui résonne avec les tirages, sertis dans des cadres ouvragés.
A l'entrée, juste à côté des clichés sexy du corps couvert de mousse de la chanteuse Bambou, Jakie Quartz interroge l'objectif : est-ce-là une «des plus belles images de ma vie» ? Tous ceux qui ont été photographiés par Pierre et Gilles gardent un souvenir ému de leur collaboration. Etienne Daho, encore inconnu en 1983, compte parmi les premiers modèles, pour l'album la Notte, la Notte… Pour Libération, il se rappelle : «Je me suis retrouvé devant leur objectif, j'arrivais tout juste de Rennes en tee-shirt marin. Ils m'ont aspergé d'eau et j'ai posé avec leur perruche Bibic sur l'épaule (elle a vécu très longtemps). Mais je n'étais pas trop à l'aise car je n'aimais pas du tout les oiseaux. Avec cette image, j'ai fait le tour du monde : elle est tellement puissante. J'ai fait trois photos avec Pierre et Gilles et chacune correspond à une (re) naissance dans ma vie. Leur travail iconise instantanément. Ils fabriquent un piédestal pour l'éternité.»
Etienne Daho, pochette de
la Notte, la Notte…
Photo Pierre et Gilles
Ce sont des clichés parus dans Façade, magazine inspiré d'Interview d'Andy Warhol, qui propulse les artistes. «J'ai flashé sur leurs photos à la fin des années 70 grâce à cette publication, rapporte Grégori Czerkinsky du groupe Mikado. J'avais 18 ans. Je me suis dit, ça, pour une pochette, c'est l'idéal. J'ai eu leur contact par Didier Lestrade, mais ils voulaient d'abord écouter notre musique avant d'accepter de travailler. Ils ont finalement dit oui : c'était tripant d'aller chez eux, ils nous passaient des films de Bollywood. Puis, ils ont fait cette photo d'un couple des Trente Glorieuses avec trois pots de fleurs qui a fait de nous un groupe à l'imagerie kitsch, alors que mes chansons étaient plutôt mélancoliques : le mix a très bien collé. C'étaient des petits génies dans leur genre, des Martiens, ils étaient modernes et au-delà de la mode qui se démode si vite, comme dirait Cocteau.»
Comme un garçon
(Sylvie Vartan). Photo Pierre et Gilles
«Chapelles». La warholienne pochette réalisée pour Mathématiques modernes, groupe new wave d'Edwige Belmore, physio du Palace, marque les esprits. Les connexions de la nuit parisienne font le reste. C'est Edwige qui présente Lio au duo, qui fera plusieurs portraits de la chanteuse. «Je les ai rencontrés comme une famille. Ils fabriquent un écrin pour vous, comme un jeu d'enfant. Surtout, ils ne se moquent pas, tout en étant très drôles. J'aurais pu me sentir mal d'être entourée de prunes et de bananes à un moment même où j'avais du mal à me libérer du phallocentrisme », se souvient la chanteuse qui a posé pour les Brunes comptent pas pour des prunes (1984) et irradie avec la Madone au cœur blessé (1991), un sublime portrait en Vierge, aujourd'hui dans la collection François Pinault. « Pierre et Gilles rapprochent les artistes et font tomber les chapelles. Notre musique, c'est la leur. Leur bande-son, c'est la nôtre», explique-t-elle, à l'unisson avec Etienne Daho, lequel salue un « vrai goût pour la pop, assez rare finalement».
Au cœur du parcours, une chambre d'ado fourmille d'objets à l'effigie de la reine, Sylvie Vartan : «Pierre m'a dit que jeune, il avait une collection de mes photos», nous rapporte la chanteuse, sortie de la Philharmonie «des étoiles plein les yeux». «Tout leur appartient, je n'ai rien prêté. C'est une sorte de rêve d'enfant. Je me sens proche de leur imaginaire car il me rappelle ma Bulgarie natale où ma mère m'emmenait au théâtre voir des comédies musicales avec des contes pleins d'animaux. Avec Pierre et Gilles, on a un terrain commun, ils ont aussi commencé dans un environnement modeste.»
Les Deux Marins,
autoportrait Pierre et Gilles, 1993. Collection Museum of Fine Arts, Boston.
Missel. Fête pour le regard - les deux hommes se sont d'ailleurs rencontrés dans une fiesta en 1976 -, les compositions ruissellent de fleurs en plastique, de cotillons, de feux d'artifice, de jouets, de cœurs, de grigris qui pourraient figurer dans un musée d'art naïf. Elles puisent aussi dans l'iconographie religieuse. Arielle Dombasle a posé en Sainte-Blandine, martyre amadouant les fauves : « Je suis tellement heureuse de faire partie de leur sanctuaire. Venant du Mexique, j'ai tout de suite apprécié leurs images qui me faisaient penser aux Milagros, ces objets saints appréciés des gens pauvres.» A ce titre, le catalogue édité par Xavier Barral, en forme de missel, est une vraie réussite. Emouvante promenade musicale, la Fabrique des idoles ressemble en grandeur nature aux calendriers de l'Avent d'autrefois, ceux avec des images pieuses. Dans les images-tableaux pointe parfois une inquiétude, teintée d'apocalypse (Wonderful Town pour M). C'est sans doute parce que les plus belles images de la vie sont aussi celles qui nous pincent le cœur.