«Il était une fois trois vilains brigands, avec de grands manteaux noirs, et de hauts chapeaux noirs. Le premier avait un tromblon, le deuxième un soufflet qui lançait du poivre, et le troisième une grande hache rouge. La nuit, au clair de lune, ils se tenaient cachés au bord de la route…» Mes parents me lisaient cette histoire de Tomi Ungerer, génial illustrateur alsacien décédé le 2 février, avant de m'endormir le soir. J'aimais aussi, seul, regarder les images, sans pouvoir comprendre les paroles. Elles n'étaient pas si nécessaires, les dessins parlaient d'eux-mêmes. Les brigands sont méchants, le lecteur frissonne lors des premières pages, puis ils rencontrent une petite fille, ils s'occupent d'elle, et ils deviennent gentils. Le conte me disait que la vie est longue, que l'on peut tous faire des erreurs puis se racheter et que, parfois, les apparences sont trompeuses. Les capes noires cachent de lourds secrets, mais aussi de jolis trésors. Dans la liste des noms qui suivent, on ne jugerait pas ainsi qu'il n'y a que des saints, et encore moins que des monstres.
Certes, l'envie est faible d'aller boire une bière, pour le plaisir, avec quelques-uns d'entre eux. Des politiques souvent… Pas tous, n'y voyez pas du populisme primaire. Avec Jacques Chirac (26 septembre), l'ami des pommes et du Japon, personnage à multiples facettes s'il en est, j'aurais adoré un punch à la Rhumerie, boulevard Saint-Germain. Et écouter le dissident hongrois László Rajk (11 septembre), l'Egyptien Mohamed Morsi (17 juin) ou le président tunisien élu démocratiquement Béji Caïd Essebsi (25 juillet) aurait été très intéressant. Mais avec d'autres, comme Li Peng (22 juillet), le boucher de Tiananmen, Hamza ben Laden (31 juillet), fils d'Oussama, Robert Mugabe (6 septembre), héros de l'indépendance du Zimbabwe devenu dictateur au long cours ou le Tunisien Ben Ali (19 septembre)… Nulle envie non plus d'entendre charbonner l'industriel américain très prorépublicain David Koch (23 août) ou le suicidé le plus louche de la décennie, Jeffrey Epstein (10 août), accusé de viols et d'agressions sexuelles.
En revanche, même si c'étaient probablement des salauds, je suivrais avec plaisir Jacky le Mat (11 novembre), bandit marseillais surnommé «l'Immortel» parce qu'il avait survécu à 22 balles dans le corps en 1977, ou Georges Courtois, l'écrivain public braqueur qui avait brûlé sa vie par les deux bouts et qui est décédé dans un incendie le 16 mars. «Quel effet ça vous fait d'être venu pour juger un homme et d'être jugé à votre tour ?» avait-il demandé aux jurés de la cour d'assises de Nantes qu'il avait pris en otages en 1985.
C'est très impressionnant, inquiétant et compliqué, excitant aussi parfois. Moi dont le métier, journaliste, est en partie de juger les gens. A une époque où tout ce qu'on écrit se retrouve gravé dans le marbre là où on voudrait que cela ne dure pas plus d'une journée, que cela finisse par servir à emballer le poisson ou faire du feu, comme avant, comme quand j'étais petit. Quand les gens meurent, c'est encore pire : voilà un trait définitif jeté sur quelqu'un là où toute phrase ne peut être qu'une image d'un instant donné. Les photographes Michael Wolf (24 avril), Peter Lindbergh (3 septembre) ou Robert Frank (9 septembre) qui sublimaient Hongkong, les femmes ou les Américains, en savent quelque chose et ne seront pas contredits par les gratte-papiers, l'investigateur Pierre Péan (25 juillet), la critique Danièle Heymann (25 juillet) et la jeune Nord-Irlandaise Lyra McKee (18 avril), qui l'a payé de sa vie. Libé aussi sera d'accord, où, comme chaque année, la mort est venue faire copieusement ses emplettes. Des anciens, Dominique Vincent (26 novembre), Jean-Pierre Delacroix (2 juillet), Arnaud Dubus (29 avril), l'artiste et compagnon de route Norbert Letheule (18 février). Et des présents, sans qui la vie quotidienne n'est plus tout à fait la même : Jean-Denis Hervieu (8 janvier) et Jean-Manuel Escarnot (11 janvier). C'est pour ça que ce canard est si bon en unes mémorielles et en nécros : on connaît un peu trop bien les travées du Père-Lachaise.
Tous ces gens-là mériteraient une pyramide pour leur rendre hommage, construite par Ieoh Ming Pei (16 mai). Et un concert, pour animer la soirée avant leur entrée dans le Lalaland. Pourquoi pas à la baguette, même si ce n'est pas à Cherbourg, Michel Legrand (26 janvier), au hautbois l'Américain Joseph Jarman (9 janvier), à l'accordéon Marcel Azzola (21 janvier) s'il n'est pas trop occupé à Vesoul, à la guitare pour un air de bossa-nova le Brésilien João Gilberto (6 juillet) et pour pousser du beat Philippe Zdar (19 juin). Devant pour chanter, Dick Rivers (24 avril), le Sud-Africain Johnny Clegg (16 juillet), la cantatrice américaine Jessye Norman (30 septembre), le baryton Scott Walker (22 mars), Marie Laforêt (2 novembre) et Alain Barrière (18 décembre) dans un remix de la Fille aux yeux d'or et de Tu t'en vas. «Tu t'en vas /Comme un soleil qui disparaît /Comme un été comme un dimanche /J'ai peur de l'hiver et du froid /J'ai peur du vide de l'absence», lalala.
Anna Karina en 1963.
Photo AKG-images. Interfoto. Friedrich
Je n'ai pas dit que la cérémonie allait être de bon goût, sauf bien sûr pour les costumes et les robes. Avec Karl Lagerfeld (19 février) et Emmanuel Ungaro (21 décembre) à la couture, l'entrée dans la pyramide pour les morts de cette année a du style. Si, dans la grande salle, l'artiste américaine Carolee Schneemann (6 mars) va organiser une performance spectaculaire mise en scène par Claude Régy (26 décembre), les rangs des spectateurs seront fournis par la littérature et le cinéma. A droite, les écrivains, les critiques, les philosophes et les linguistes Emmanuel Hocquard (27 janvier), Pierrette Fleutiaux (27 février), François Weyergans (27 mai), Jean-Louis Chrétien (28 juin), Toni Morrison (5 août), Pierre Encrevé (13 février) dont les jeux de mots mortuaires sautent à la figure et, en guest star, Lucette Destouches (8 novembre), veuve de Céline, qui avait peut-être mal débuté mais pas si mal terminé… A gauche, le cinoche. En attendant la chute du Suisse Bruno Ganz (16 février), l'Américain d'origine lituanienne Jonas Mekas (23 janvier) expliquera au Géorgien Marlen Khoutsiev (19 mars) qu'il n'y a pas besoin de caméra pour filmer et le père de la Nouvelle Vague russe sera probablement d'accord. Dick Miller (30 janvier), Anémone (30 avril) et Jean-Pierre Marielle (24 avril) se feront des blagues en jurant bruyamment et en traitant tout le monde de con (avec affection). Jean-Claude Brisseau (11 mai) et Jean-Pierre Mocky (8 août) rouspéteront dans un coin. La réalisatrice Yannick Bellon (2 juin) rappellera qu'on n'a souvent pas fait assez de place aux femmes. Alors deux places d'honneur seront laissées tout devant à Agnès Varda (29 mars) et Anna Karina (14 décembre). «Je suis dans le compagnonnage avec les morts. J'aime qu'il n'y ait pas de déclaration sur ces choses. On ne sait pas ce qui se passe, mais ça continue», disait la première. Il ne faut pas les oublier, il faut en parler, mais il ne faut pas se lamenter. Surtout après une longue maladie, à l'instar de Vincent Lambert (11 juillet) dont la mort, qui aurait dû être réglée depuis longtemps, n'aurait jamais dû devenir une affaire publique.
Parfois, c'est dur quand même. Regardez, en sport : quand Raymond Poulidor (13 novembre), grand cycliste à la classe populaire, meurt à 83 ans après une vie d'échappées et de banquets, ce n'est pas si triste. Tout comme pour le gardien anglais Gordon Banks (12 février), l'as du volant finlandais Nikki Lauda (20 mai) ou le commentateur Eugène Saccomano (7 octobre). Ils ont bien vécu. Mais quand le footballeur argentin Emiliano Sala (21 janvier), le cycliste belge Bjorg Lambrecht (5 août) ou le pilote Anthoine Hubert (31 août) nous quittent brutalement avant 30 ans, dans des accidents, là, franchement, non, je ne veux pas.
Evidemment, tout n'est pas noir : hors de la pyramide nécropole, ceux qui aiment les people se sont réjouis des mariages de Justin Bieber et Hailey Baldwin, de Marc Jacobs et Char Defrancesco, et de Charlotte Casiraghi et Dimitri Rassam. Ou des naissances d'Henri de Bourbon (1er février), benjamin au trône de France, et d'Archie Mountbatten-Windsor (6 mai), membre de la famille royale britannique, tandis qu'un prétendant au trône de France nous quittait, Henri d'Orléans, comte de Paris (le 21 janvier de cette année, pas en 1793). Dans une galaxie très très lointaine, l'arrivée de bébé Yoda, aussi, m'enchante alors que les décès de Kylo Ren et de l'empereur Palpatine m'indiffèrent. Petites pensées aussi pour Daenerys, les Lannister et tous ces personnages de Game of Thrones avec qui j'ai passé un peu trop de temps dans ma vie et qui se sont fait trucider.
Il y en a un dernier, je ne sais pas s'il serait d'accord, s'il regardait des séries, des films, ce qu'il aimait en général, à part la techno. Peut-être qu'un jour, je l'aurais croisé dans un festival et je lui aurais demandé, lors d'une fugace conversation, aux toilettes. Mais ce n'est plus possible. Steve Caniço, 24 ans, est tombé dans la Loire, dans la nuit de la fête de la musique, du 21 au 22 juin, pendant une intervention policière. De ce scandale d'Etat, signe d'un respect de plus en plus faible de la vie humaine par ceux qui nous dirigent, nous devons, non pas nous indigner stérilement, mais faire en sorte que cela n'arrive plus. Les morts n'oublient pas, nous non plus. Ce n'est pas qu'aux trois brigands de construire des utopies.