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Ciné

Sous les feux de la vamp

La Cinémathèque française offre de redécouvrir l’œuvre de l’actrice sulfureuse Musidora.
Musidora (Jeanne Roques) dans «Vicenta» (1919). (Photo DR)
publié le 3 janvier 2020 à 18h16

Le cinéma attendait-il sa venue pour fétichiser le corps des actrices ? Musidora… ses grands yeux charbonneux, sa pâleur de fantôme, sa lourde chevelure d'ébène, sa mine de sorcière, frondeuse et hirsute. Le noir et blanc à fleur de chair, photogénie des contrastes. Quand Louis Feuillade, cinéaste phare de la Gaumont, lui en ouvrit les portes pour fuseler ses courbes dans le collant de soie noire d'une souris d'hôtel, glissant, funambule, sur les toits de Paris, dans le serial les Vampires (1915-1916), c'était pour concurrencer la blonde américaine Pearl White des Mystères de New York (1914-1915), le feuilleton Pathé qui cartonnait outre-Atlantique. L'une devenant le «négatif» de l'autre, la valeur inversée.

Sortilège La blonde ou la brune ? La sage blancheur de la perle ou la noirceur d'une démone enragée, Irma Vep, ange exterminateur à la tête d'une bande de malfrats ? Pour la postérité, comme pour ceux qui découvraient, médusés, sa silhouette effrontée et sensuelle, pas vraiment dévêtue, «mais pire que nue», le sortilège est immédiat. Elle sera la première «vamp» du cinéma - vamp comme vampire, bien sûr. Les surréalistes, Breton et Aragon en tête, voient en elle une muse. Ténébreuse, aguicheuse, transgenre - dans le serial, ses ruses canailles la travestissent en fille du peuple, en femme du monde et même en jeune homme de bonne famille -, elle fascine des générations de cinéastes, dont certains chercheront à perpétuer le mythe, de Franju à Assayas. Si bien que l'icône fera écran à l'artiste multicartes (peintre, écrivaine, comédienne, chanteuse…) et à la cinéaste pionnière, méconnue, dont l'œuvre succincte reste partiellement invisible.

La courte rétro à la Cinémathèque présente ainsi un corpus rare, dont le Judex de son mentor Louis Feuillade en douze épisodes où, sans collant noir mais toujours sexy, elle campe une dangereuse intrigante. Son jeu naturel, tout en nuances et en regards, s'épanouit à rebours des poses empesées du théâtre, bien qu'elle ait débuté sur les planches où ses numéros peu vêtus faisaient sensation.

Toréador. Sulfureuse, Musidora, ou Jeanne Roques de son vrai nom, l'était moins par goût du scandale que par la liberté dont elle avait toujours joui depuis l'enfance, auprès d'un père musicien et anarchiste et d'une mère peintre et féministe. Pour s'affranchir de l'affectueuse emprise de Feuillade dont elle est devenue l'égérie, elle passe à la réalisation, avec le soutien de son amie et amante Colette, dont elle porte quelques œuvres à l'écran, aujourd'hui perdues, puis fonde sa maison de production.

Cette indépendance conquise et ses amours tumultueuses avec un toréador la mènent en Espagne où elle réalise une épopée sur la révolution carliste, Pour Don Carlos (1920), et deux films, en décor naturel, mêlant passion, jalousie et tauromachie : Soleil et Ombres (1922), et la Tierra de los Toros (1924), sorte de ciné-journal expérimental, enfin restauré, qui signe son adieu à la caméra mais pas au cinéma, dont elle se fera la gardienne aux côtés de Henri Langlois, au sein même de l'institution qui lui rend hommage.