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David Simon : «La bonne nouvelle est qu’on vit plutôt bien à la marge»

Toujours aussi subtil et tranchant dans ses analyses, l'auteur des séries «The Wire» et «The Deuce», évoque - avant une masterclass parisienne et la diffusion de «le Complot contre l’Amérique» - l’évolution de la fiction aux Etats-Unis, sa liberté de création, son rejet de Trump et son travail d’écriture dans un pays vrillé par de profondes divisions.
John Turturro dans «le Complot contre l'Amérique», à partir du 17 mars sur OCS. (Photo HBO)
publié le 31 janvier 2020 à 18h16

Qu'est-ce qui fait courir David Simon ? Depuis la reconnaissance critique de The Wire, série circulaire sur la ville de Baltimore, son peuple et ses institutions en crise, qui s'est achevée en 2008, tout semble avoir été écrit et théorisé sur l'œuvre immensément acérée de cet Américain de gauche qui a révolutionné l'art de la série par son exigence journalistique, et qui fut l'un des premiers showrunners de la télévision américaine à être canonisé auteur sans la moindre ambiguïté. Pourtant, après trente ans de carrière, Simon n'a toujours pas trouvé le succès. The Wire a été découverte sur le tard, en rediffusion et en DVD. Treme, son chef-d'œuvre terrassant sur La Nouvelle-Orléans dans les affres de l'après-Katrina, a été largement mécompris, et boudé même par ceux qui avaient porté aux nues The Wire. Même The Deuce, odyssée dans le Times Square interlope de la fin des années 70 et les débuts du porno, n'a vraiment fait l'événement qu'à son lancement, grâce à son sujet à propos dans la déflagration #MeToo et son casting. Faut-il alors ranger David Simon dans la case ardue, dont les séries disponibles via des canaux payants ne s'adresseraient qu'à une élite éduquée et citadine ? Ça serait occulter l'influence immense des fictions de Simon en souterrain, par capillarité sur les autres séries qui n'ont cessé de s'inspirer de l'œuvre de ce «showrunner pour showrunner», et par rayonnement sur toute la culture. Pionnier dans l'inclusion, au sein de ses récits, de ceux qui étaient ici largement exclus de la télévision américaine (Afro-Américains, prolétaires, travailleurs du sexe, parias…), Simon milite autant pour une fiction télévisuelle plus démocratique que plus scrupuleuse, plus lucide et plus perspicace. Quelques semaines avant le lancement sur HBO de la mini-série le Complot contre l'Amérique, adaptée du roman éponyme de Philip Roth, David Simon est de passage à Paris ce dimanche pour une masterclass au festival Hors Pistes, qui aura pour thème «une autre histoire populaire des Etats-Unis». Il a répondu aux questions de Libération par téléphone.

David Simon à Paris, en octobre 2012.

Photo Manuel Braun

L’un de vos gestes les plus forts est d’avoir donné une visibilité à des catégories de population américaine qui, jusque-là, n’en avaient pour ainsi dire pas sur les écrans. Etait-ce intentionnel ?

Rien ne saurait atténuer le fait que l'étendue de l'imagerie et de la discussion sur l'expérience américaine a été trop restreinte pendant bien trop longtemps. De même ceux qui produisent les histoires, l'endroit d'où ils proviennent dans la société. Plus ceux qui racontent les histoires seront divers, plus les histoires et les idées seront variées. C'est une évidence. Et s'il se trouve que je suis un homme blanc, je me suis retrouvé à l'époque où j'étais journaliste à écrire sur les affaires criminelles dans une ville majoritairement noire, Baltimore. Si le Baltimore Sun m'avait demandé de suivre ce qui se passait au tribunal du comté, je n'aurais jamais acquis les moyens d'analyse ni l'intérêt pour écrire sur ce qui allait devenir mes sujets de prédilection. C'est un accident dans mon histoire personnelle.

Percevez-vous une évolution depuis vos débuts en 1993 avec la série Homicide ?

Depuis peu, une évolution de la fiction aux Etats-Unis a été permise par la fracturation de la télévision. Et la réalisation soudaine que très peu de séries dorénavant auront besoin d’être vues chaque semaine par 10 millions de téléspectateurs pour exister. Grâce au streaming, qui modifie la nature du système de distribution, des séries avec des audiences beaucoup plus modestes peuvent désormais non seulement survivre, mais participer au Zeitgeist. Donc pour une multiplicité de raisons qui ont plus à voir avec des conditions économiques qu’avec le fait que nous serions devenus plus enclins à faire écrire des auteurs issus des minorités, les choses changent enfin. Le capitalisme a permis d’aboutir à d’autres histoires, racontées par d’autres auteurs. Pour le dire simplement, c’est formidable. A l’époque où les producteurs étaient obligés de viser une audience de masse, le peuple américain était bien moins représenté. Il se trouve que la plupart des séries que j’écrivais à l’époque étaient très peu vues par cette audience de masse. Je survivais à la marge. La bonne nouvelle est qu’on vit désormais plutôt bien à la marge.

Accepter que les récits plus démocratiques soient vus par moins de personnes n’est-il pas un aveu d’échec ?

Je ne vois aucun avantage, en tant que créateur, à être peu regardé. Mais ça ne doit pas influer sur ce que j’écris.

A votre sens, les séries produites aux Etats-Unis sont-elles meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’étaient par le passé ?

Je le pense, oui. Je pense que la multiplication des voix aboutit à plus d’opportunités, plus d’idiosyncrasie, plus de précision. Les séries qui essaient d’être tout à la fois pour le plus grand nombre finissent par ne plus s’adresser à personne. Toutes les séries ne sont pas pour tout le monde.

The Wire.

Photo HBO

Etes-vous plus libre que vous ne l’étiez à l’époque où vous écriviez The Wire ou Treme ?

A n’en pas douter, surtout si je compare avec l’époque où je travaillais pour les grandes chaînes network. Le câble premium, d’abord, nous a débarrassés de l’influence des annonceurs publicitaires. Une influence néfaste car non seulement ils interrompent votre histoire toutes les quatorze minutes, mais ils veulent l’assurance que les spectateurs seront dans le bon état d’esprit pour être convaincus d’acheter des voitures et des iPods. On ne mesure pas à quel point ça contraint les créateurs. Les annonceurs sont plus que réticents à l’idée de récits qui mettent les spectateurs mal à l’aise quant à leur place dans le monde, la société et son futur. Quand les annonceurs régnaient sans partage, il était impossible de raconter certaines histoires de manière satisfaisante. La télévision adulte, pour résumer, était proscrite à la fiction.

Sur HBO, vous avez tout de même eu à mener de sacrés bras de fer pour mener vos séries à bien…

A une époque, j'ai bénéficié d'un certain ensemble de choses positives qui avaient cours à HBO. C'était avant que les dirigeants de la chaîne ne prennent conscience de ce qu'elle était en train de devenir. L'éditorialisation de ce qui passait à l'antenne était beaucoup moins formalisée : en gros, il fallait convaincre ceux qui étaient susceptibles d'être à l'écoute, Carolyn Strauss et Chris Albrecht [les dirigeants de la chaîne]. Au début, ils décidaient de tout. On ne faisait pas appel à des panels de spectateurs ni à des algorithmes. Aucune décision n'était supposée être scientifique. On faisait appel aux tripes et à l'instinct pour juger des scénarios. C'est devenu moins simple quand HBO a démultiplié son audience grâce à des séries comme Sex in the City et les Soprano. Les audiences de ces deux séries en particulier ont commencé à faire tourner les têtes des cols blancs de la chaîne qui ont souhaité se baser sur les chiffres pour évaluer leur intérêt dans les séries qu'ils produisaient. L'idée d'une série unique, comme aucune autre chaîne n'aurait pu en produire, n'était plus suffisante : il fallait produire des hits. A ce jour, je n'ai aucun hit à mon actif. Même pas de loin. Mes séries sont du genre dont on range les DVD sur l'étagère, puis qui font parler bien plus tard, trop tard pour importer dans les résultats d'audience. J'ai été chanceux de commencer à travailler pour la chaîne assez tôt. Puis je me suis retrouvé un peu piégé. J'ai dû parlementer sévèrement avec Chris Albrecht pour les deux dernières saisons de The Wire. En même temps, je n'avais qu'une personne à convaincre, et j'ai pu le faire parce que j'ai été suffisamment cohérent dans mes arguments, passionné, sans doute épuisant. Si j'avais travaillé pour une chaîne avec des dizaines d'intermédiaires, je ne serais pas arrivé à mes fins.

Outre The Wire, avez-vous le sentiment d’avoir pu mener vos séries à bien ?

Selon moi, il manque 4 épisodes à Treme. Je ne me voile pas la face, j'aurais pu faire mieux et plus avec les arcs de certains personnages. Mais personne ne regardait la série quand elle est sortie. Je l'aime autant que The Wire ou que n'importe quelle autre de nos séries. Nous l'avons réalisée avec une exigence absolue. Mais vous savez, je n'avais déjà pas été efficace pour faire venir les spectateurs à l'époque pour une série avec des policiers, des voleurs et des fusillades. Remplacez les armes à feu des héros par des trombones, et tout devient plus difficile encore. Une série sur la culture et la préservation du multiculturalisme de la ville américaine est encore plus problématique, thématiquement, qu'une série sur la violence. HBO a tout fait pour me faire abandonner le projet en route et me faire passer au projet suivant. J'ai dû négocier jusqu'à la diffusion des cinq derniers épisodes. The Deuce dure exactement le nombre d'épisodes prévu initialement.

Depuis 1997, vous avez exclusivement travaillé avec HBO…

Certains projets n'intéressent pas HBO. Actuellement, nous avons un projet en collaboration avec Sky au Royaume-Uni - Legacy of Ashes, une histoire de la CIA sur laquelle nous planchons avec Ted Burns depuis douze ans. Et une autre sur la guerre civile espagnole coproduite avec Mediapro, une société barcelonaise. HBO ne sont pas tenus d'accepter tout ce que je leur propose. Nous devons trouver un terrain d'entente. C'est leur argent, après tout.

Quid des compromis artistiques ? Jusqu’à quel niveau de trahison peut-on parler de terrain d’entente ?

Chaque jour de production d’une série contient une infinité de compromis. Vous avez tant d’argent, tant de ressources, et vous devez vous y tenir. Faire la sélection de ce que vous devez conserver ou abandonner pour mener à bien votre projet est une discussion à mener quotidiennement entre les différentes personnes qui font la série. Et l’une des raisons pour lesquelles j’ai réussi à concrétiser autant de projets qui ne trouvent pas leur public tient au fait tout simple que si vous me donnez 30 millions de dollars pour faire une série, je ferai tout pour ne pas en dépenser 31. Personne n’a la chance de réaliser sa vision initiale à 100 %. Ceci dit, je n’ai jamais eu à faire de compromis avec HBO à propos d’une histoire que je racontais ou de la manière dont je la racontais. Ils ne sont pas comme ça.

La minisérie Show Me a Hero.

Photo HBO

On parle souvent de la nature réaliste, voire naturaliste de vos séries. Moins de leur caractère romanesque. Or, comme Balzac, à qui on vous compare souvent, vos histoires sont remplies de héros hors du commun, tels les jumeaux Martino, dans The Deuce, ou Omar Little dans The Wire. Jusqu’à quel point vous autorisez-vous à augmenter la réalité pour les besoins de vos récits ?

Moi et les gens avec qui je collabore souvent - George Pelecanos, Richard Price - sommes incapables de créer des univers qui n’ont pas déjà été réalisés par la réalité. Et ces univers doivent se prêter à mon habilité à enquêter sur eux. Je dois pouvoir aller parler aux gens «concernés» avant d’inventer. Je suis capable de développer certaines histoires qui auraient pu arriver à l’intérieur de cette réalité ou d’un cadre historique. Mais ma créativité s’arrête là. Mon champ de compétences consiste à inventer des histoires qui auraient pu arriver plutôt que des histoires invraisemblables. Je sais que le moyen le plus efficace pour ça est de se renseigner en profondeur. C’est indispensable pour savoir quand on ment, et quand on dit la vérité. Une histoire fictive ancrée dans le réel communique toujours une vérité élémentaire - son propos est la vérité.

Est-il très différent de travailler sur une série qui se passe à l’ère contemporaine et une série historique ?

Les séries historiques sont plus ardues puisqu'elles nécessitent que vous déguisiez tout, même les figurants, il faut faire appel aux effets spéciaux numériques, peindre une réalité avec des choses qui n'existent plus. Mais l'histoire est un outil rhétorique puissant. Quand on questionne le contemporain, tout le monde est trop investi dans son état d'esprit du moment, ses allégeances, ses opinions politiques. Si bien que même si vous êtes complètement honnête et juste, même si vous avez une précision aiguë de ce qui arrive, ce que vous proposez ne peut pas être reçu avec le même degré de crédibilité. En revanche, si vous vous retournez vers un moment historique pour l'utiliser comme une allégorie, votre commentaire indirect sur le temps présent sera bien mieux entendu. C'est la raison pour laquelle nous adaptons le Complot contre l'Amérique. Philip Roth y écrit de manière incisive sur la propension américaine au totalitarisme et à la xénophobie en inventant un monde dans lequel Charles Lindbergh [antisémite notoire et admirateur de l'Allemagne nazie] est élu président en 1940 à la place de Roosevelt. En lisant le roman aujourd'hui, le monde de Trump, du Brexit, de la désinformation, de la xénophobie et de la peur devient limpide. Les parallèles sont manifestes et ils soulignent l'utilité de l'histoire qu'il raconte, incroyablement pertinente, pour dire quelque chose sur une situation dans laquelle on patauge trop profondément pour pouvoir en tirer quoi que ce soit. J'ai tellement de mépris pour Trump et ce qu'il représente - je sais que cinq ans minimum me seront nécessaires pour trouver quelque chose dans ce «moment» qui puisse le sauver. En attendant, j'observe. Je regarde le déploiement autour de la procédure de destitution et je suis ahuri de constater que nous sommes incapables d'agir pour résoudre un problème qui a été rendu manifeste et évident. Et je trouve des stratagèmes pour m'adresser à Trump, car je suis un auteur politique. Si pour ça je dois rassembler des vieilles Packard et des Buick à l'écran, et dénicher des rues qui n'ont pas changé depuis 1939, alors soit.

D’autres séries que vous avez écrites décrivent pourtant des situations très contemporaines, Treme a débuté cinq ans seulement après l’ouragan Katrina.

Au moment où nous avons commencé à filmer, les termes de la reconstruction n'avaient pas encore été décidés. Je voulais en profiter pour démontrer à quel point la ville américaine importe et nous définit. Nous sommes, de plus en plus et à tout jamais, un peuple urbain. C'est une réalité qui est mondiale : nous allons tous vivre et mourir dans des villes qui vont devenir de plus en plus plurielles. L'intensité des différences raciales, de genres, de religions va augmenter jusqu'au point où nous allons devoir choisir entre apprendre à vivre ensemble, ou échouer comme espèce. L'idée de Treme était de raconter une ville où ces tensions étaient manifestes.

Parce qu’elles sont très réalistes, vos séries sont à la fois humanistes, et terriblement pessimistes.

Je ne suis pas un misanthrope pourtant. Je ne suis pas la somme de mes idées politiques. Mais il est inconcevable pour certains qu'un auteur qui produit si odieusement de la contestation sur la société ne soit pas malheureux. Je pense tout le contraire. Camus a écrit là-dessus : on peut tout à fait lutter pour une cause tout en étant conscient qu'il y a de grandes chances qu'on perde. De fait, si l'on regarde la quantité de capital et de pouvoir actuellement amassée contre les intérêts humanistes, tout indique que nous allons perdre. Et que le futur de l'humanité n'est pas radieux, pour dire le moins. Ceci ne nous absout pas pour autant de vivre, d'aimer, de lutter. Refuser de se battre revient à perdre sa dignité humaine - j'ai suffisamment lu le Mythe de Sisyphe pour savoir que l'indignation ou la recherche de tranquillité, quand bien même on saurait que la quête est désespérée, n'absout pas. Les salauds s'engagent en politique parce qu'ils veulent toujours plus de pouvoir et d'argent. Les bons s'engagent pour leur dignité, leurs enfants et tous ceux qui les entourent.

Vous revendiquez dans la courte biographie de votre compte Twitter l’appellation d’homme «le plus en colère de la télévision». De quelle manière le David Simon qui s’y exprime est-il différent de celui qui écrit des séries ?

Si je m'en tenais à deux dimensions pour les personnages que je crée, je ne serais pas un bon auteur de fictions. Mais quand je réponds à un troll idiot sur Twitter, je ne suis pas différent de n'importe quel autre citoyen lambda qui aura envie de répondre avec un «go fuck yourself» bien placé. Je ne me fais aucune illusion, d'ailleurs, quant à ma capacité à convaincre le moindre électeur agressif de Trump. L'idée de militer via Twitter est ridicule. C'est un média conçu pour être consommé à l'intérieur de sa communauté. La seule vérité que l'on peut affirmer aujourd'hui est que l'un des connards les plus autocentrés, détraqués et corrompus jamais produits par notre société est devenu notre dirigeant. Et qu'il s'est entouré d'individus qui lui ressemblent, qui gouvernent en notre nom et qui font du mal à des gens bien. En partant de ce postulat et en considérant que j'ai 240 caractères à ma disposition, je ne vais sans doute pas aboutir à du drame subtil. Si j'écris sur Twitter à propos de l'actualité du jour, je peux être provocateur, drôle, faire sortir quelques trolls du bois que je bloquerai les uns après les autres. Si j'écris un essai ou un article, je ne me permettrai pas d'être aussi désinvolte. Je ferai tout pour discerner les faits ou, si les faits ne sont pas encore certains, pour être le plus éthique possible de manière à ce que mes conjectures soient les moins partiales. Dis-moi ce que je dois écrire, je te dirai comment il faut l'écrire.

The Deuce, saison 1.

Photo HBO

Le 28 octobre, The Deuce, votre série sur la 42e rue de New York et l’évolution de l’industrie du sexe entre la fin des années 70 et le début des années 80, s’est terminée sur une note ambiguë : un épilogue proustien dans lequel un personnage rencontre dans le Times Square contemporain les fantômes de ceux qu’il a connus dans son incarnation pré-Giuliani. Quelle version du quartier vous semble la plus cauchemardesque ? Celle crade et dangereuse des 70’s ou celle clinquante des années 2010 ?

J’ai entrevu le New York interlope de 1978 dans ma jeunesse, quand j’ai travaillé dans l’entrepôt de mon oncle à Long Island, après ma dernière année de lycée. C’était incroyable. Débordant de vie. Dangereux. Le punk. Les clubs. Une rue magique, la suivante terrifiante où tu pouvais tout perdre, même la vie, en un instant. Et en même temps je suis tout à fait conscient que certains qui habitaient là vivaient dans des conditions effroyables. D’un autre côté, est-ce que j’aime traverser Times Square aujourd’hui, qui ressemble à un cauchemar tout droit sorti de la tête de Walt Disney ? Aucunement. Aujourd’hui, j’habite dans trois villes, Baltimore, La Nouvelle-Orléans et New York. Et si vous m’aviez dit dans les années 80 que New York deviendrait la métropole la plus sûre des Etats-Unis, qu’elle deviendrait un terrain de jeu pour les milliardaires et que la working-class en serait exclue, je vous aurais ri au nez. J’aurais été naïf, bien sûr, parce que New York est la capitale culturelle et financière du pays - contrairement à Baltimore ou à La Nouvelle-Orléans. Je sais aussi, malgré mon statut privilégié, qu’il y a plus de sans-abri dans la ville que jamais auparavant parce que la bataille des loyers abordables à New York a été perdue il y a longtemps. C’est un échec à très grande échelle de notre société. Faut-il préférer le New York de 2020 à celui de 1978, ou inversement ? Certaines choses étaient préférables, plus viables économiquement et socialement en 1978, d’autres non. Certaines choses sont plus viables économiquement et socialement aujourd’hui, dans l’Amérique profondément divisée qui est la nôtre.

Nourrissez-vous de l’espoir pour le futur de ce pays profondément divisé ?

Non, non, aucun. C’est effrayant, vous ne trouvez pas ? Mais ça ne m’absout pas du devoir de lutter. J’ai des enfants. Je prie pour être contredit de mon pessimisme. Je me battrai jusqu’au bout pour être contredit.