Selon les voyagistes en ligne, la Villa Baviera, à Parral au Chili, offre d’indéniables atouts touristiques : cet établissement aux allures de chalet alpin où l’on parle espagnol, anglais et allemand, avec piscine extérieure et restaurant, ne se trouve qu’à 9 kilomètres des sources chaudes de Quinamávida et Panimávida. Mais comment expliquer sur Trip Advisor que ce petit morceau de Bavière en pleine cordillère des Andes fut, de 1961 à 1997, le QG d’une secte, la Colonia Dignidad, dirigée par un ancien nazi, Paul Schäfer, coupable de viols sur 200 petits garçons ? Et aussi un lieu de détention et de torture d’opposants à la dictature de Pinochet, où la Dina, sinistre police politique dirigée par Manuel Contreras, se chargeait d’enterrer les suppliciés dans le jardin de cette jolie villa bavaroise, tandis que dans les salles communes, les enfants des adeptes de Schäfer jouaient l’Alceste de Gluck ? Ou encore que la colonie teutonne fut également un laboratoire secret de fabrication d’armes, notamment biologiques, du gaz sarin par exemple ?
Chair fraîche
Emprise psychologique, viols d'enfants, travail forcé, participation à la torture de victimes de la dictature chilienne, trafic d'armes… la liste des forfaits de Paul Schäfer est longue. Aussi longue que la liste de ses protecteurs, puisque l'ancien nazi pouvait compter sur le général Pinochet, sa police et son argent, mais pas seulement. «L'ambassade d'Allemagne, je la tiens dans ma main», disait Schäfer, et ce fut longtemps vrai. Les diplomates allemands à Santiago n'ont en effet pas hésité à renvoyer dans la gueule du loup plusieurs petits garçons violés par le gourou de la secte, pauvres fugitifs venus chercher aide et protection auprès de l'ambassade. Tout cela sous le regard indifférent du gouvernement à Bonn, qui considérait, comme l'a formulé le chancelier Helmut Kohl en 1991, que ce qui se passait à la Colonia Dignidad était exclusivement le problème du Chili.
La désinvolture des autorités allemandes et chiliennes permettra notamment à Schäfer de violer des enfants pendant quarante ans. Après qu'il a graduellement interdit aux adeptes de la Colonia Dignidad de se reproduire, séparant hommes et femmes, enfants et parents, le taux de natalité de la secte a fini par chuter dans les années 90. En manque de chair fraîche, Schäfer le Minotaure a donc transformé la Colonia Dignidad en centre aéré pour enfants chiliens. Ce sont ces derniers qu'il se mettra alors à violer, jusqu'à ce que l'un d'entre eux, Cristobal Parada, s'isole dans les toilettes de la colonie, seule pièce sans caméra de surveillance, pour écrire «Aidez-moi, sortez-moi de là, l'homme me le met à l'intérieur» sur un bout de papier qu'il glissera discrètement à un camarade venu passer le week-end, lequel le transmettra à sa mère.
La plainte qui suit mène tout de même, lentement mais sûrement, à l’interpellation de Schäfer, qui parvient malgré tout à s’évaporer en 1997, direction l’Argentine où il vit jusqu’à son arrestation en 2005 – il mourra cinq ans plus tard en prison. Il avait fondé la Colonia Dignidad en 1961, mais ce n’est pas la date du début de ses méfaits, puisque dans les années 50, en Allemagne, il avait recueilli des orphelins de guerre dans son foyer pour enfants, où il a commis un nombre inquantifiable de viols.
Bunker
Cette monstrueuse histoire a été relativement peu racontée à la télévision ou au cinéma, si l'on excepte le thriller Colonia de Florian Gallenberger, sorti en 2015, et de toute manière largement romancé. Disponible sur Arte.tv, la série documentaire Colonia Dignidad, une secte allemande au Chili (quatre épisodes) n'en est que plus indispensable, d'autant qu'elle pointe parfaitement les zones d'ombre restantes de ce dossier, notamment politiques - l'attitude des autorités allemandes, entre autres. Tout cela est d'autant plus analysable qu'il existe une grande quantité d'archives vidéo sur le sujet, reportages télévisés, clips de propagande pour les «œuvres sociales» de la Colonia Dignidad, enregistrements de Schäfer et même des images amateur prises par les adeptes de la secte lors de l'interpellation de leur gourou afin d'intimider la police. Mais la série a surtout le mérite d'avoir collecté un nombre impressionnant de témoignages de première importance : des anciens adeptes de la secte aux suppliciés de Pinochet, des victimes allemandes de viols à l'enquêteur chilien qui s'était donné comme objectif d'interpeller Schäfer, en passant par des proches du gourou pédocriminel. Ils racontent tout, avec des mots simples et beaucoup de détails.
Prenons Karl van den Berg, par exemple. Cet ancien dirigeant de la colonie, l’un des bras droits de Schäfer, explique candidement avoir participé à la torture d’un opposant au régime de Pinochet, détenu dans un bunker : «Paul Schäfer m’avait demandé d’apporter à manger et à boire à un homme, d’évacuer ses besoins. Je lui ai aussi donné de l’eau pour se laver. Et puis l’homme a disparu, du jour au lendemain. J’ignore comment il est arrivé, j’ignore aussi comment il est reparti.» Avant de lâcher cette phrase glaçante, car entendue mille fois lors des procès d’anciens nazis, d’Adolf Eichmann à Oskar Gröning : «Schäfer m’avait donné l’ordre de faire ce travail. J’ai rempli ma mission. Je n’en sais pas plus sur le bazar en bas.»