L’exercice du pouvoir, le registre feutré des conciliabules et apartés, le langage codé des gestes et des regards qui se plantent l’un dans l’autre pour y sonder l’implacable dureté des sentiments et des convictions sur le sol en marbre d’une personnalité inflexible, le rouge du décorum aux allures d’alcôves pour quelque héritier des Médicis au temps des dagues et des bagues à poison. Dehors, la nouvelle peste souffle une pestilence qu’on croyait d’un autre âge et qui revient abîmer les certitudes d’un monde contrôlé d’artefacts et de chiffres fait à la main exclusive de l’homme. La main qu’on ne touche plus justement et que sur cette image Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE) brandit en poing fermé exceptionnellement près du visage et de la zone de risque ORL de son interlocuteur, Olaf Scholz, ministre fédéral des Finances allemand.
Nous sommes mi-février et Lagarde a plutôt tenté de convaincre tout le monde de l'imminence d'une catastrophe économique sur les traces époumonées de l'épidémie : «Nous ne viendrons à bout de ce choc que si nous travaillons ensemble.» La ligne est encore au strict respect des dogmes budgétaire, réclamant entre autres que les augmentations des dépenses publiques n'excèdent pas un déficit à 3 % du PIB. La calculette fonctionne encore, les tables arithmétiques de la loi libérale n'ont pas été brisées en mille morceaux d'un vaste coup de grippe maximaliste et de terreur confinée selon des rapports d'échelles proprement inouïe. Que se disent-ils ce jour-là et que l'image encadre dans une belle symétrie de composition, ramassant l'ordinaire des réunions au sommet et de la dramaturgie de cénacles élitaires ? Rien qui n'ait tenu plus longtemps que la photo puisque c'est le propre des catastrophes de périmer instantanément l'instant qui les précède, figeant les deux protagonistes dans les annales et dans la même stase erratique qui avait statufié les habitants de Pompéi surpris par l'éruption du Vésuve.
La photographie a été publiée dans Libé vendredi. La prise de vue date tout juste d'un mois - cela en fait, à l'échelle du calendrier des grands sommets où se massent les tireurs de ficelles de tous pays, une image d'actualité récente. Et pourtant, elle pourrait avoir un siècle. D'une part bien sûr par la permanence du profil physionomique des élites internationales à cols et têtes blanches, mais aussi et surtout en ce que les postures et surtout la promiscuité de ses acteurs permettent, sans datation au carbone 14, de ranger la scène dans un vaste avant où le postillonnage n'était pas encore tout à fait un crime contre l'humanité, et la distance réglementaire d'un échange cordial communément appréciée à moins d'un mètre cinquante. Mais ça, c'était avant.
Parue dans un contexte coronaviral, la photo sécrète une incongruité presque aussi totale que si l’on y voyait Donald Trump et Jair Bolsonaro s’en rouler une, tels Brejnev et Honecker à la grande époque de la fraternelle galoche socialiste. Depuis l’essor de la pandémie en Europe, les mesures plus ou moins drastiques d’une ère de confinement sans contour clair et le retranchement dans une domesticité tant bien que mal repeuplée à force de visionnage intensif de films et de séries, les images des fictions même les plus récentes paraissent chargées d’impressions et de coutumes étranges et étrangères dès lors que l’on y voit des individus, pourtant a priori responsables, se faire la bise, s’engouffrer hilares dans une rame de métro ou un ascenseur bondé, voire se laver les mains moins de dix secondes. Et il y a dès lors quelque chose d’assez vertigineux à constater ainsi la mutation si rapide de nos représentations les plus communes en anachronismes et dissonances cognitives. Comme si, en même temps qu’il pétrifiait nos journées informes assignées à demeure, le virus produisait une embardée brutale de la mise à jour de nos regards, chambres d’enregistrement effarées du cours du monde.