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Libération
Critique

«Le Bureau des légendes», la clé des mensonges

Créée par Eric Rochant, l’excellente série de Canal + entame une saison 5 sur fond de retrouvailles crépusculaires.
«Le Bureau des légendes» reprend du service sur Canal +. (Photo Rémy Grandroques)
publié le 5 avril 2020 à 17h36

«On ne tue pas nos propres agents. Pour ça, il faut des circonstances exceptionnelles. Des vraies nécessités opérationnelles.» Dans une série qui se passionne pour les cryptolangages et l'observation du moindre signe qui dévie de la routine, il est difficile de ne pas tiquer à ces mots prononcés par Eric Rochant, créateur du Bureau des légendes improvisé acteur-agent de liaison le temps de quelques scènes de la saison 5. On ne fait pas disparaître des personnages comme ça, juste parce qu'on ne sait pas trop quoi en faire, semble-t-il dire. On n'interrompt pas la meilleure série française juste parce que chaque année est plus difficile à écrire que la précédente et qu'il est usant d'essayer d'anticiper l'air du temps. Mathieu Amalric et la cinéaste Pascale Ferran l'année dernière, Louis Garrel et Jacques Audiard aujourd'hui. Une dernière fois, Rochant injecte du sang neuf pour relancer cette énorme machinerie qui sera parvenue à tenir la cadence annuelle des séries américaines là où tant d'autres ont échoué ou en sont sorties lessivées.

Pré-retraite

La Syrie, l’Iran, Daech et les hackers russes… La série n’a fait qu’illustrer jusqu’ici la troisième loi de Newton qui stipule que tout corps exerçant une force sur un autre corps subit une force d’égale intensité, de même direction mais de sens opposé. Après le retour de bâton, Rochant regarde ceux qui restent debout. Avec, en première ligne, l’increvable Malotru (Mathieu Kassovitz), triple traître finalement envoyé au bûcher par ses anciens alliés dans les derniers instants de la saison précédente. A la question «mort ou pas mort ?» que se pose le spectateur (la com de Canal + étant là pour le lui rappeler, au cas où), la série substitue un plus lancinant «a-t-il été tué par nous ou pas ?» qui tourmente les infiltrés, actifs ou retraités, innervant un régime de défiance à l’encontre d’un Bureau auquel ils sacrifient tout. Déjà sérieusement amochés, les héros d’hier, Marie-Jeanne et Marina en tête, semblent avoir un pied en pré-retraite, grillés jusqu’à l’os et placardisés volontaires en directrice d’hôtel à touristes au Caire ou en messagère de luxe. Même l’inflexible redresseur de torts JJA, incarné par Amalric, s’émiette peu à peu.

Masques

Certes, le Bureau des légendes cultive encore son côté thriller polyglotte en basculant du russe au français, de l'arabe au cambodgien, mais jamais la série n'a paru à ce point détachée d'un impératif d'action. On y enfile plus volontiers un pyjama qu'un habit de super-agent. On traîne au lit pour s'épargner une réunion, on panse ses plaies à la campagne ou chez le psy. Une saison requiem qui organise le retour de l'être aimé et remet en relation des personnages longtemps tenus à distance les uns des autres. Retrouvailles fantomatiques où des proches, au bord de larmes toujours refrénées, tentent de faire comme avant, de partager ce qu'ils sont devenus sans pouvoir échanger rien d'autre que des grappes de banalités, tout épanchement leur étant d'autant plus interdit qu'il est impossible pour ces porteurs de masques professionnels d'établir la sincérité du visage qui leur fait face.

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Plutôt qu’ajouter une nouvelle menace sur le Bureau, ces épisodes mettent en scène une lutte contre un ennemi intérieur. Stade ultime d’une vie de mensonges, on s’écharpe avec des voix qui tirent du sommeil, des fantômes mal tués, des alias qui refluent. Les combinaisons hermétiques qui scellaient les lambeaux de vie privée ne contiennent plus les assauts du monde extérieur. Pire, la normalité les assiège et, avec, le besoin de comprendre que tout ne peut être contrôlé, pensé avec deux coups d’avance. Apprendre enfin à renoncer, à accepter de ne pas savoir. Une porte se referme, une autre s’ouvre. Joli baroud d’honneur.