«Laissez-vous rêver», dit l'inscription qui se devine à l'envers sur la vitre du TGV, publi-injonction et mantra-vestige d'une autre époque, pas si lointaine et pourtant déjà nimbée d'un tremblement d'archives où trains, voitures et avions griffaient encore en tous sens le paysage à plein régime. Nulle rêverie n'est plus nécessaire au caractère fantasmagorique de la scène qui se donne à voir sur cette image du photographe Thomas Samson, prise gare d'Austerlitz à Paris le 1er avril et parue dans Libé jeudi. On croirait à vrai dire à un photomontage, au collage d'au moins deux ou trois éclats prélevés sur autant de films différents, chacun chargé d'un imaginaire, d'un vestiaire, d'une lumière propres. Tandis que la soignante accroupie sur le quai et le gant collé à la vitre rejoue, sur un mode aussi étrange qu'inquiétant, le poncif romanesque des déchirements de quai de gare, où amants et familles se disloquent à regret et lourds sanglots à l'heure des grands départs, ce TGV, réquisitionné et aménagé pour convoyer des patients atteints du Covid-19, paraît aussi le produit d'une expérience d'artiste, d'une mutation combinatoire, telles les créations d'un Wim Delvoye métissant cage de handball et vitrail d'église, ou plus récemment les mariages d'objets et véhicules détournés de leur fonction du plasticien Benedetto Bufalino - bétonnière à facettes disco, cabine téléphonique-aquarium, bus-piscine, etc. Ici, dans un monde où tous les voyages sont ajournés et où les trains-couchettes n'ont plus la cote, la juxtaposition de l'environnement médical avec malade alité et de la familiarité du décorum ferroviaire, plus coutumier des scènes de départ en vacances, nourrit l'incongruité d'une fiction-catastrophe à peine plus plausible et tout aussi saisissante que la fameuse «rencontre fortuite sur une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre» chère à Lautréamont.
Il faut avouer que le monde glisse chaque jour un peu plus vers l'inconnu. On veut anticiper la suite mais le scénario n'est écrit nulle part. Ou alors, plusieurs versions contradictoires ont été tapées sur des ordinateurs différents puis mélangées dans le plus grand désordre par un producteur en panique et ruiné. Le propre des événements exceptionnels est de projeter sur la réalité les équivalents déréglés de plusieurs surdoses de fiction. La routine et l'hallucination échangent leur ADN dans une folle synthèse qui emporte le corps social bien au-delà de toutes ces anticipations à travers l'expérience collective d'une stase synchrone sous le surplomb de la mort invisible. La photographie de ce patient installé dans un sarcophage de tuyaux lui-même logé à la verticale dans un tube à essai supersonique est capable de communiquer avec les visions les plus cryptiques d'un Romeo Castellucci, comme lorsque dans son spectacle Go Down, Moses en 2014, on voyait sur scène, par on ne sait quel prodige d'artifice grandiose, une femme s'enfoncer dans l'habitacle circulaire d'un scanner au cœur d'une salle immaculée qui révélait progressivement un arrière-plan de grotte préhistorique peuplée de silhouettes simiesques s'activant autour du corps d'un bébé d'évidence mal en point. Le court-circuit de la machinerie ultramoderne et de l'origine primordiale, tout comme au début du 2001 de Kubrick le montage sec de l'os jeté en l'air à l'aube du monde et du vaisseau spatial, ramasse dans une image le vertige inouï qui enjambe, bord à bord, la terreur du vivant et les prodiges de la technique.