Taillée pour provoquer la nostalgie béate en ressuscitant l'excitation première de la découverte en mondovision de Michael Jordan, la série documentaire The Last Dance, produite par ESPN, est un objet providentiel pour la chaîne sportive américaine en cette période de disette. Près de 6 millions de spectateurs américains se réunissent chaque dimanche soir (et combien sur Netflix, où la série truste le top 10 mondial, dès le lendemain) pour découvrir le baroud d'honneur des Chicago Bulls, côté coulisse.
Sueur. Trahison, idolâtrie, menace, on assiste à la chute d'un empire, d'une équipe qui a régné sans partage sur son sport. Avec, dans le rôle du grand méchant, un petit homme blanc et replet, le general manager Jerry Krause qui, après avoir composé les Bulls, se met en tête de les démanteler en sacrifiant le coach et ses fidèles.
Face à ce villain de cinéma aveuglé par un orgueil blessé, toute la gloire va d'abord au mustang Jordan. Magic Johnson, Larry Bird, Barack Obama ou Bill Clinton se succèdent pour chanter les louanges de ce winner absolu. On voudrait croire que les longues confessions de Jordan, trente ans après, sont une mise à nu. Il n'en est évidemment rien. The Last Dance n'échappe pas au storytelling tire-larmes sur celui qui, avant de devenir roi, fut un môme éploré, viré de l'équipe de son école et qui a dû persévérer. Des premiers pas d'Air Jordan, le réalisateur Jason Hehir retient le shoot emblématique en finale universitaire plutôt que les confessions de son coach de lycée, qui admet avoir trafiqué ses stats pour lui ouvrir les portes des meilleures facs. Coupé au montage. Comme s'il fallait encore, trente ans après, préserver à tout prix le mythe d'un héros taillé dans la sueur et touché par une grâce divine. Impitoyable mais irréprochable.
Reste que l’effet de sidération est là. Qu’il y a une valeur à revoir les images de cet homme capable de défier les lois de la gravité. A entendre un Jordan bouffi par les ans parler d’une ligue très différente du modèle de marketing qu’il a contribué à façonner. Les fêtes et la cocaïne qui ont cramé plus d’un joueur ; la primauté de la taille, aujourd’hui révolue ; ou la simple violence d’un jeu où l’on pouvait briser physiquement son adversaire.
Cirque. Surtout, le documentaire évite de se laisser absorber dans la contemplation de sa superstar. Par petites touches, il montre la construction d'un culte de la personnalité autour de cet homme qui joue dans une salle devant laquelle trône sa statue. Il s'attarde sur son refus de prendre position sur les questions de société et sa façon de n'utiliser sa célébrité qu'à ses propres fins. Jusqu'au détail savoureux de cette bannière étoilée dans laquelle il se drape aux JO de Barcelone pour court-circuiter Reebok, le sponsor de Team USA, quand il est un athlète Nike. Surtout, le docu confronte sa parole aux faits, et aux commentaires des autres Bulls. Scottie Pippen, qui reconnaît avoir agi contre les intérêts de l'équipe (crime de lèse-majesté). Et l'erratique Dennis Rodman, extraterrestre qui plaque tout pour se ressourcer à Vegas. Derrière les génies du basket, on découvre une équipe en voie de putréfaction, qui se noie dans l'acrimonie et son propre cirque. Et The Last Dance finit par composer un précis sur les relations de domination entre célébrités et l'indépassable fascination des hommes pour le mâle alpha et la mentalité de meute.