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«Overseas», servage de raison

Dans un film brillant, Sung-a Yoon suit la formation de Philippines, futures employées de maison à l’étranger. Un cursus où il s’agit moins de leur apprendre les tâches ménagères que de les préparer avec fatalisme aux violences et vexations à venir.
Les Philippines compte parmi les plus grands pourvoyeurs de main-d’œuvre migrante au monde. ( Photos Les Films de l’œil sauvage)
publié le 29 mai 2020 à 17h41

C'est une étrange maison aux Philippines, dans une rue perpétuellement inondée. Ses portes et placards sont ornés de larges étiquettes - «salle de bains», «zone de travail pratique», «zone d'équipement» - et ses habitants n'y font que passer. Ce lieu tout brechtien, découvert lors d'une série de minutieux plans fixes, est le cadre d'Overseas, formidable documentaire et deuxième long métrage de la Franco-Coréenne Sung-a Yoon, où se jouent et rejouent de fascinantes saynètes dans les coulisses généralement invisibilisées du grand marché du «care» mondial. La bâtisse est une fausse maison, mais un vrai centre de formation pour employées de maison philippines, dont on estime chaque année qu'elles sont quelque 200 000 à quitter leur foyer pour s'envoler vers le Moyen-Orient (Liban, Arabie Saoudite, Koweït…) ou en Asie (Taiwan, Singapour, Hongkong…), où elles travaillent dans des conditions confinant généralement au servage.

Complicité. Toutes les deux semaines, un groupe de femmes se presse entre ces murs, afin d'y recevoir des cours sur l'éventail des tâches auxquelles renâcle désormais la population la mieux lotie de la planète : récurer les toilettes, changer les vêtements d'un infirme alité (ici, un saisissant mannequin de plastique aux cheveux blonds), mettre la table en veillant à l'espace entre assiette et verre, laver et langer un bébé…, tout en endurant brimades et humiliations, voire agressions et viols. Au terme de la formation, le centre délivre le très convoité certificat national du travail domestique, sésame pour l'obtention d'un visa de sortie. Mais s'il fait miroiter à ces femmes qu'elles ne gagneront jamais autant «qu'en récurant les toilettes à l'étranger», il offre surtout de les préparer à l'âpreté de leur vie future, notamment grâce à des séances de jeux de rôles où des ex-abroad (travailleuses ayant fait l'expérience de l'étranger) font vivre aux novices le pire de leurs séjours passés, afin de leur permettre d'anticiper, se défendre, et surtout éviter de «pleurer devant leurs employeurs» car «les Philippines ne sont pas faibles». Si l'attitude des formatrices du centre, souvent aussi des ex-abroad, ne manque jamais d'ambiguïté, ces saynètes sont une manière, pour les aspirantes au départ, lors de quelques instants au moins, d'être très littéralement actrices de leur destin, et le film les fait ainsi sortir d'une passivité de façade à laquelle le reste du monde a vite fait de les ranger.

Photo Les Films de l’œil sauvage

Campant souvent sa caméra au seuil de portes grandes ouvertes, comme pour souligner que ces femmes se trouvent déjà dans une antichambre, Overseas documente ce petit théâtre, ses cours magistraux, et s'attarde également dans les rares lieux de vie du centre, dortoir ou vestiaires, pour enregistrer les conversations volées au temps de l'apprentissage. L'une des participantes rêve de devenir architecte. Une autre raconte que sa fille ne l'a pas reconnue à son retour de l'étranger. Une troisième dit sa honte d'être «inutile» aux yeux de sa belle-famille. Et la plupart esquissent un avenir qui a tous les traits de l'esclavage moderne, avec une implacable lucidité qui s'autorise quelques éclats de rire.

A mesure que les échanges se nouent, à mesure aussi que se fait sentir l'arrachement du départ, se crée une complicité manifeste, sororité vraie donnant l'impression que le film ne s'est pas fait «sur» ces femmes mais bien avec elles, sans doute l'un des plus beaux mérites d'Overseas. Le plaisir manifeste qu'elles ont pris à jouer ou rejouer les situations de domination y est pour beaucoup, visible dans le soin apporté aux séances de maquillage («Tu as vraiment l'air d'une Madame») ou dans l'habileté à reproduire l'horreur cocasse de scènes où un couple d'employeurs (fausse moustache, voix stridente) morigène son employée pour un rien. On pense fugacement aux Bonnes de Jean Genet, même si l'atmosphère est ici plus bon enfant. L'hyper factice se mêle ainsi à l'amer réel, à tel point que l'on ne saurait statuer sur les larmes qui jaillissent, et si la cinéaste confie avoir voulu filmer ces scènes comme un soap opera, à quoi se prêtent bien les murs jaunes et vert pomme du décor, le tout semble annoncer la fausseté de la situation qui attend ces femmes : ces maisons qu'elles feront tenir et qui n'auront pour elles rien d'un foyer. «Cela me manquera de pouvoir m'asseoir dans un canapé et lire Nicholas Sparks sans que personne ne me donne des ordres», souffle l'une d'elles.

«Héroïnes». Lorsque Overseas s'aventure brièvement au-delà des murs du centre, c'est pour replacer les destins de ces femmes dans un contexte mondial. Foule réunie dans la salle d'attente de l'administration délivrant les visas de sortie, infinies piles de dossiers jaunes entassés dans des couloirs où sont recensés les millions de départs et retours : ces brèves notations suffisent à faire entrevoir l'étendue d'un phénomène qui a fait des Philippines l'un des plus grands pourvoyeurs de main-d'œuvre migrante au monde. «Des héroïnes de la nation», pour reprendre les mots de Rodrigo Dutertre, ravi de voir revenir les devises au pays, alors que celles-ci bien plus prosaïquement se résolvent à ne pas voir grandir leurs enfants. Grâce à Sung-a Yoon, elles sont désormais un inoubliable visage.