Le galion, majestueux, avance sur les flots. Soudain, une vague immense. Elle se soulève, si haute, qu’elle se confond avec les nuages. Les voiles s’envolent, les mats vacillent, un éclair tombe à pic. Le navire s’échoue contre un îlot rocailleux. Fin de l’aventure ?
En arrivant au centre Una Volta où se déroule pendant presque quatre mois le festival BD à Bastia, ce sont les premiers dessins ou presque que l'on découvre, ceux de Portrait d'un buveur de Ruppert, Mulot et Schrauwen. Les planches originales, en grand format, permettent de se replonger avec délectation dans ce magnifique travail à trois, où les pirates, les vrais, les alcoolos, les égarés, les sales types, les martyrs, les pauvres, les déclassés, sont mis à l'honneur. On entrevoit, à travers les collages - comme cette scène de pillage d'un pont ennemi où les personnages surgissent du brouillard - les multiples allers-retours entre les auteurs. Mais, en se baladant à travers les salles, on se demande si l'on n'est pas un peu tous ce bateau échoué.
Pertinence. Comme pour les autres domaines de la culture, la plupart des festivals de BD n'ont pas lieu. Angoulême, le rendez-vous le plus important de l'année pour le secteur, en janvier prochain, est annulé dans sa forme habituelle. Dans cette ambiance pandémique, d'autres ont tenté de se maintenir, comme Bastia, décalé en septembre au lieu d'avril. Jusqu'au bout, la directrice, Juana Macari, et son équipe associative ont eu peur d'être coulés à l'entrée du port corse par un tir de virus.
Si une dizaine d’auteurs sont tout de même venus, nombreux sont ceux qui ont renoncé, parfois au dernier moment. Les raisons multiples racontent l’ambiance générale : les covidés, les quarantaines imposées lorsqu’on vient d’un autre pays, ceux qui vivent depuis six mois au loin et qui ne veulent plus rentrer - comme Ruppert, en visio conférence depuis la Thaïlande, les hypocondriaques qui restent chez eux ou ceux qui sont en surchauffe, en sentiment d’implosion, las de tous les sursauts d’incertitude actuelle. Dans le public, aussi, venu aux conférences du week-end dernier, on a vu qu’il y avait moins de monde.
Ne serait-ce pas le modèle même de ce genre de festival qui va finir par disparaître ? A Bastia, la programmation est exigeante, montrant le meilleur de la BD francophone (et parfois internationale) actuelle, gratuitement, sans le brouhaha des séquences de dédicaces interminables ou la pression des prix. Ici, les auteurs ont le temps de présenter leur travail et, aussi, de discuter entre eux, créant du lien social et culturel dans un endroit qui n'en regorge pas. «Faut-il continuer à venir ?», s'interroge ainsi Frederik Peeters, discutant en visio de Suisse avec Benjamin Legrand, le scénariste du Transperceneige et de Tribut, lui bien présent. L'Helvète évite l'avion et s'interroge sur la pertinence écologique de ce genre d'événements, tout en reconnaissant le risque de créer des déserts culturels. Si chacun reste chez soi, qu'aura-t-on encore à se dire ? Le travail des deux auteurs est présenté dans une exposition collective intéressante sur la science-fiction, «la Fabrique des futurs», avec ceux de Benjamin Adam et Thomas Cadène (Soon), Hugo Bienvenue (Préférence système) et Boulet et Aseyn (Bolchoi Arena). Pessimistes s'abstenir : ils ressortiront de la salle, affolés par le futur. Les belles planches de Saccage de Frederik Peeters, successions de tableaux en pleines pages, sans dialogue, sont une apologie de toutes nos angoisses apocalyptiques, de l'explosion de Tchernobyl à la crise relationnelle entre l'homme et les animaux.
Le thème revient, en filigrane, à travers plusieurs expositions, de la poétique balade en forêt de Loren Capelli de son album Cap !, aux colorés vermeils de Camille Jourdy, en passant par les histoires de loup en slip incompris de Maïna Itoïz et Wilfrid Lupano.
Finesse. Est-ce que ce n'est pas notre faute, à nous humains, sagouins parmi les sagouins, qui avons utilisé la planète comme une gigantesque poubelle ? «Oui», répond Benjamin Legrand, attristé de voir que toutes ses inquiétudes écrites dans les années 80, et notamment dans le Transperceneige, entre catastrophes écologiques et lutte des classes, paraissent si actuelles. C'est même trop tard, aurait-il tendance à penser. En attendant la fin du monde, qui viendra quand elle viendra, il faut aller voir au musée de Bastia l'exposition phare de ce festival consacrée au travail de Blutch, où la finesse du trait et l'intelligence des bulles nous épatent, comme à chaque fois. On peut y apprécier un dessin paru dans Libé, d'autres dans le Figaro, où il se moque des prix littéraires et de la figure de l'écrivain, des planches de sa reprise de Tif et Tondu, avec son frère Robber, et d'autres magnifiques issues de Variations. Dans cet album, il s'amuse à reprendre des grands classiques de la BD franco-belge, collant à l'histoire ou la détournant allègrement. Evidemment, on y retrouve les Tuniques bleues, dont il tire son nom d'artiste. Le conflit est terminé, le sergent Chesterfield et le caporal Blutch ont été démobilisés. Le premier, devenu un bedonnant boucher, passe ses journées à se plaindre dans le bar du second. Il s'y cache toute la morne journée, pour échapper à sa femme et ses enfants mais son fils, gueule de Calvin de Bill Watterson, finit toujours par le retrouver et le dénonce dans un sourire aussi large et épais que la carapace d'un pangolin. «Un de ces quatre, je vais rempiler Blutch ! Vous allez voir… je vais proprement me faire la malle», marmonne le triste sire. Son camarade répond : «Allons, allons ! Vous avez un genre de vie dont on ne déserte pas.» Ah ! ça ira.
Rens.: Una-volta.com