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Libération
Plein cadre

Privés de sorties

(Photo Julia Fullerton-Batten)
publié le 27 novembre 2020 à 17h36

Des poissons de fête foraine dans un sac en plastique. Voilà une métaphore fidèle du confinement, particulièrement pour ceux qui ne jouissent pas d’un dehors, n’importe quel dehors, qu’il s’agisse d’un jardin versaillais ou d’un balcon qui ne supporte que trois orteils, pas plus - mais quelle euphorie. A cette différence près que l’humain, contrairement à l’alevin, n’oublie pas qu’il est déjà passé ici sept secondes auparavant. La mémoire, cet effroi quotidien.

Ce sentiment claustrophobe, la photographe londonienne Julia Fullerton-Batten le raconte dans sa série «Looking Out From Within», exposée - virtuellement - jusqu’en décembre par le festival PhotoVogue. Fin mars, quand le confinement est décrété en Grande-Bretagne, sa vie bouillonnante s’arrête brutalement, et ses projets, comme ceux de nombreux photographes, impossibles à réaliser en télétravail, se trouvent suspendus. Démunie, elle décide de documenter les habitants captifs de son quartier, le regard mélancolique, tournés vers un extérieur dépeuplé.

Elle met en scène, entre autres voisins, Zewdi, Yabsra et Ethiopia, famille éthiopienne de Londres, chez eux. Le mari, chauffeur de bus en première ligne, travaille dehors. La vieille maison typique a été découpée en appartements sous la pression immobilière. Comme en France, l’autorisation de sortie n’est valable qu’une heure, engendrant frustrations et incompréhensions, particulièrement chez les enfants, émotions incarnées par Ethiopia, dehors avec son édredon en symbole de révolte. Zewdi, dans sa robe traditionnelle, s’inquiète d’une éducation à la maison au rabais et regrette de ne pouvoir aller à l’église le dimanche. Le vélo est lui aussi confiné et Yabsra, le fils, porte un oiseau en cage, allégorie désenchantée.

La photographie de Julia Fullerton-Batten a quelques affinités avec celle de l’acclamé Gregory Crewdson. Une composition soignée, une grande maîtrise de la lumière, une passion pour le détail et surtout, le sentiment dystopique qui perle de chaque image. Celles de la Britannique ont cependant une vocation documentaire, prélevée sur des histoires vécues, quand celles de l’Américain s’inventent en chimères iconographiques. Petit, celui-ci entendait des bribes de conversation depuis le cabinet de psychanalyse de son père, et cette matière captée sur la face sombre du rêve américain nourrit ses glaçantes mises en scène fictionnelles. Espérons qu’à défaut d’être le produit de sa seule imagination, les images de Julia Fullerton-Batten deviennent, un jour le plus prochain possible, un lointain souvenir.