Depuis six jours, son téléphone sonne dans le vide. La voix calme et réfléchie de Boualem Sansal ne répond plus. Selon son éditeur Gallimard, le romancier et essayiste franco-algérien a été arrêté le 16 novembre à son arrivée à l’aéroport d’Alger. Une information confirmée vendredi soir par l’agence officielle Algérie Presse. Il aurait été interpellé par des membres de la direction générale de la sécurité intérieure algérienne et devrait être présenté devant le procureur de la République. «J’ai essayé de l’appeler à plusieurs reprises, mais son téléphone semble éteint, témoigne Arezki Ait-Larbi, dirigeant de la jeune maison d’édition algérienne Koukou, spécialisée dans les essais politiques. Il est porté disparu depuis plusieurs jours… S’il n’avait pas été arrêté, les autorités auraient démenti l’information.»
Le président français, Emmanuel Macron, qui a naturalisé en personne l’écrivain cette année, s’est dit «très préoccupé» par sa disparition, affirmant que les «services de l’Etat sont mobilisés pour clarifier sa situation». Aucune autre information officielle n’a filtré sur le sort de Boualem Sansal des deux côtés de la Méditerranée, dans un contexte de fortes tensions dans les relations diplomatiques entre Paris et Alger.
La reconnaissance par la France, cet été, de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental a provoqué la colère de l’Algérie, parrain historique des indépendantistes du Front Polisario, qui revendiquent un référendum d’autodétermination sur ce territoire contesté. «Boualem Sansal est un immense romancier, un être singulier qui a démontré tout au long de sa vie qu’il n’était pas du genre à intérioriser une forme de crainte de la répression politique, explique Jean-François Colosimo, éditeur de son dernier ouvrage le Français, parlons-en ! (Editions du Cerf, 2024). Peut-être avait-il sous-estimé qu’il pouvait devenir l’otage d’un tel conflit géopolitique.»
Voix critique et indépendante
A 75 ans, cet homme aux longs cheveux grisonnants, connu pour son franc-parler, incarne une voix majeure de la critique envers le pouvoir algérien. Malgré la censure, il dénonce sans relâche l’autoritarisme d’Alger et l’essor de l’islamisme, ce qui fait de lui une figure redoutée par les autorités. Né en 1949 à Theniet El Had, dans le nord du pays, cet ingénieur de formation est dans le collimateur du régime depuis plus de deux décennies. Dès 1999, son premier roman le Serment des barbares (Gallimard) attire l’attention en raison de ses critiques de la gestion de l’Algérie post-indépendance, gangrenée selon lui par la corruption, les violences ethniques et les inégalités sociales.
Archives 2013
Alors qu’il travaille en tant que haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie, il est démis de ses fonctions en 2003 après des prises de position publiques contre le régime. Figure de la littérature francophone contemporaine, il a publié une dizaine d’ouvrages, dont le Village de l’Allemand (Gallimard, 2008), dans lequel il dresse un parallèle entre nazisme et terrorisme islamiste, et 2084 : la fin du monde (Gallimard, 2015) qui lui vaut le Grand Prix du roman de l’Académie française. En 2019, il soutient les manifestations du Hirak, qui conduiront à la démission de l’ex-président algérien Abdelaziz Bouteflika.
En dépit des risques qu’il encourt, Boualem Sansal reste profondément attaché à son pays natal, refusant l’asile proposé par la France et l’Allemagne pour rester une voix critique et indépendante à l’intérieur des frontières. Il a longtemps continué à vivre à Boumerdès, une ville portuaire située à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Alger. L’essayiste voyage néanmoins régulièrement en France, où il s’est installé récemment pour des raisons liées à l’état de santé de son épouse. Il venait de trouver un appartement près de la ville de Versailles.
«Esprit libre»
Selon les informations du Point, les récentes déclarations du romancier au média Frontières, réputé d’extrême droite, auraient pu motiver son arrestation pour «atteinte à l’intégrité du territoire». «Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc : Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara […]. Quand la France colonise l’Algérie, elle s’installe comme protectorat au Maroc et décide comme ça, arbitrairement, de rattacher tout l’est du Maroc à l’Algérie, en traçant une frontière», a-t-il notamment déclaré.
L’arrestation de Boualem Sansal survient alors que les journalistes et les écrivains sont de plus en plus réprimés par les autorités algériennes. Le roman Houris de l’auteur franco-algérien Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt, a récemment été interdit lors du Salon international du livre d’Alger en raison de l’évocation de la «décennie noire», période marquée dans les années 90 par une violence extrême entre le gouvernement algérien et des groupes islamistes armés. Fin juin, l’écrivaine française Dominique Martre et son éditeur avaient également été arrêtés à Bejaïa, lors de la présentation d’un ouvrage sur la Kabylie, puis placés en garde à vue. «Toute cette écume soulevée par ces polémiques vise à ne pas parler de l’essentiel : l’impossibilité pour les auteurs et les journalistes de parler de ce qu’il s’est passé dans les années 90 et de la collusion entre le pouvoir et les islamistes, qui jouissent de nombreux privilèges sociaux et politiques», déplore Arezki Ait-Larbi.
Ce nouvel incident a entraîné de nombreuses réactions de la part des responsables politiques français. Edouard Philippe s’est dit «profondément inquiet» de l’arrestation de Boualem Sansal : «Il incarne tout ce que nous chérissons : l’appel à la raison, à la liberté et à l’humanisme contre la censure, la corruption et l’islamisme.» A gauche de l’échiquier, le Premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, évoquait ce vendredi midi sur le réseau social X le combat d’un «compatriote», «esprit libre et trait d’union entre l’Algérie et la France» qui lutte contre le «pouvoir corrompu» et le «terrorisme islamiste». La cheffe de file des députés du Rassemblement national, Marine Le Pen a pour sa part salué un «combattant de la liberté et courageux opposant à l’islamisme», appelant le gouvernement français à agir pour obtenir sa «libération immédiate». La disparition de Boualem Sansal a aussi provoqué beaucoup d’émotions dans le monde des lettres. L’écrivain et ancien diplomate Jean-Christophe Rufin a notamment appelé à l’élection «immédiate» du romancier, qui se savait menacé en Algérie, à l’Académie française.