La joie et la colère sont intactes. Comme si cette marche du vendredi avait succédé naturellement à la précédente. Sauf que la dernière avait eu lieu le vendredi 13 mars 2020. Entre les deux dates, presque à un an d’écart, le Hirak («mouvement») s’était de lui-même mis en hibernation, pandémie de Covid-19 oblige. Les autorités ont tenté de mettre à profit cet intervalle pour éteindre la contestation et réparer la confiance avec la population. En vain. Pour le jour anniversaire du soulèvement, le 22 février, des dizaines de milliers d’Algériens étaient déjà descendus dans les rues des grandes villes du pays, malgré la pluie et l’interdiction officielle de tout rassemblement. Puis, comme l’an dernier, les étudiants ont défilé le mardi. L’affluence massive, cet après-midi, confirme le réveil populaire : le Hirak est de retour.
Dans la matinée, à Alger, rien ne laissait pourtant présager une telle déferlante. Tout au plus quelques passants pressaient-ils le pas, appréhendant le déclenchement, à tout moment, de l’imposant dispositif sécuritaire qui verrouille les principales artères de la capitale les jours de manifestation. Puis d’un coup, vers 13h40, la magie a une nouvelle fois opéré. Des groupes de jeunes protestataires ont surgi au niveau de la place du 1er-Mai. Comme à chaque fois, le ton est particulièrement offensif envers le chef de l’Etat et l’armée : «Tebboune n’est pas légitime, ce sont les militaires qui l’ont ramené. Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide», scandent-ils. «Les généraux à la poubelle, l’Algérie va prendre son indépendance», crient les manifestants, ou encore le slogan traditionnel : «Etat civil et non militaire.»
«Nouvel élan»
Le cortège se dirige droit sur le barrage de la brigade antiémeute, réussissant à le fendre pour rejoindre la place des Martyrs. «Ou c’est vous, ou c’est nous ! Nous n’allons pas nous arrêter», reprend en chœur la foule qui grossit de minute en minute. «Ce vendredi est pour nous l’occasion de donner un nouvel élan au mouvement», lâche un étudiant en biochimie qui tente de retrouver ses lunettes, perdues dans la bousculade.
Rue Didouche-Mourad, même topo. Les forces antiémeutes, encadrées par des officiers, tentent de confiner les marcheurs dans des carrés contrôlés, avant de libérer des espaces plus larges sous la pression de la foule. Au fur et à mesure que les échos du rassemblement parviennent aux Algérois à travers les réseaux sociaux, sa taille augmente, la masse humaine se comprime. En dépit des appels à la vigilance sanitaire lancés la veille par les leaders du Hirak, peu de manifestants portent le masque, et encore moins correctement. Personne ne fait attention à la distanciation physique. Une jeune femme a osé une pancarte sur laquelle est écrit «Un soulèvement sans organisation est une foule qui se défoule» en référence au non-respect des gestes barrières. «Retirez ça !» lui intime un groupe, sans violence.
«Hirak, saison 2»
Depuis les balcons de la Grande Poste, des familles brandissent l’emblème national, des femmes poussent des youyous au passage des cortèges. Images désormais familières. Sur la place Maurice-Audin, le président français, accusé de complaisance envers l’actuel président algérien, en prend pour son grade : «Macron, occupez-vous de vos affaires», lance une vieille femme en tenue traditionnelle kabyle, sous les applaudissements. Moins nombreuses que lors des précédentes manifestations, les femmes occupent toutefois le premier rang. «Que ceux qui doutent de la détermination de ce peuple de dégager le système regardent l’ampleur de la foule, savoure Amina, une universitaire d’humeur grandiloquente. Nul ne peut arrêter un peuple sur le chemin de son destin.»
Vers 18h45, les rues du centre-ville commençaient à se vider. Sur les téléphones portables, des arrestations d’activistes sont signalées dans plusieurs villes du pays. On se donne rendez-vous la semaine prochaine en se séparant. «Le Hirak saison 2 démarre en force», relève un septuagénaire. Ce vendredi, l’Algérie semblait convaincue que son scénario promet des rebondissements.