En moins de vingt-quatre heures, le même scénario s’est répété. Mardi puis mercredi, deux personnalités importantes de la société civile burkinabè, Bassirou Badjo et Rasmane Zinaba, ont été enlevées, le premier sur son lieu de travail, le second à son domicile. Ils ont été emmenés vers une destination inconnue. Ces deux noms s’ajoutent à la liste, déjà longue, des enlèvements inquiétants qui, depuis trois mois, se multiplient à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. «Le message est clair : si tu parles, si tu critiques le régime, même de façon modérée, tu peux être enlevé et disparaître. Les deux dernières victimes ne sont mêmes pas fondamentalement opposées à la transition militaire qui dirige le pays», explique un universitaire burkinabè, qui demande à s’exprimer sous couvert d’anonymat, comme tous les interlocuteurs contactés sur place par Libération, confirmant «un climat de peur, voire de psychose», comme le souligne l’un d’eux.
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Dernières victimes de ces enlèvements en série, presque toujours opérés par des hommes en civil, Bassirou Badjo et Rasmane Zinaba sont des figures populaires depuis dix ans. Tous deux membres du «Balai citoyen», un mouvement de la société civile qui avait renversé en 2014 le président Blaise Compaoré au pouvoir pendant vingt-sept ans. Personne n’a oublié cette mobilisation pacifiste qui avait alors redonné espoir à l’Afrique toute entière, et surtout aux pays sous le joug de despotes supposés inamovibles. Mais le vent a tourné.
Postures martiales
La montée du péril jihadiste dans ce pays du Sahel, comme chez ses voisins, a fini par discréditer le pouvoir civil qui avait succédé à Compaoré et se montrait incapable de faire face à une insécurité toujours croissante. A l’issue de deux coups d’Etat militaires, c’est le capitaine Ibrahim Traoré qui dirige le pays depuis octobre 2022. A 35 ans, le plus jeune chef d’Etat au monde affectionne les postures martiales et les discours populistes et patriotiques censés s’inspirer du héros national : Thomas Sankara. Lui aussi issu des rangs de l’armée, panafricaniste convaincu, ce capitaine charismatique avait pris le pouvoir en 1984 avant d’être assassiné trois ans plus tard par son frère d’armes, Blaise Compaoré.
Depuis près de quarante ans, le souvenir de Sankara soude le pays tout entier. C’est en son nom que les jeunes activistes du Balai citoyen étaient descendus dans la rue en 2014 pour chasser Compaoré du pouvoir. C’est aussi son héritage que revendique l’actuel homme fort qui, à l’instar des juntes malienne et nigérienne, s’est détourné de l’Occident, et notamment de la France, pour se rapprocher de la Russie. Mais la rhétorique anti-impérialiste du jeune capitaine désormais à la tête du «pays des hommes intègres» (la signification de «Burkina Faso» en langue moré et dioula) ne l’empêche pas de cibler les véritables héritiers de Sankara.
Un avocat évaporé
Un mois avant l’enlèvement des deux militants du Balai citoyen, c’est l’avocat Guy Hervé Kam qui avait été appréhendé le 24 janvier à l’aéroport de Ouagadougou, par des hommes en civil se réclamant de la «sûreté». Depuis, plus personne ne l’a revu. «C’est le silence intégral. On ne sait pas où il a été emmené, ni même s’il est toujours vivant», s’inquiète un de ses amis contacté sur place. Porte-parole du Balai citoyen, Kam est également proche de la famille Sankara. «Avec son enlèvement, la junte touche à un symbole du sankarisme. De surcroît, une figure morale, respectée par tous», s’indigne David Gakunzi, un intellectuel burundais qui entretient des liens anciens avec le Burkina, où il a séjourné en décembre.
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«Lors de ce séjour, j’avais déjà senti la peur. Un sentiment de suspicion permanent, tout le monde surveille tout le monde. La récupération de Sankara par le régime en place, c’est une arnaque idéologique. En réalité, Traoré s’attaque à tous ceux qui ont renversé Compaoré en 2014, les vrais sankaristes, et ça fait mal», déplore Gakunzi qui, juste avant de rentrer à Paris, avait déjeuné avec Guy Hervé Kam. «Il semblait un peu inquiet. Il venait pourtant de s’opposer avec succès devant la justice à un décret instaurant la réquisition de citoyens pour aller combattre au front contre les jihadistes. Les juges lui avaient donné raison.» Or les deux dernières personnes enlevées, Bassirou Badjo et Rasmane Zinaba, avaient été visées par ces réquisitions forcées. Est-ce la raison qui motive ces trois enlèvements ? «Cela a pu y contribuer, mais ce n’est pas le plus déterminant. Guy Hervé Kam est aussi le seul avocat à avoir critiqué ouvertement les modifications de la Constitution effectuées en catimini pendant les fêtes de fin d’année. Elles entérinent notamment la soumission de la justice à l’exécutif», souligne un ami de l’avocat.
«Une vidéo cruelle et humiliante»
Reste que ces réquisitions pour aller combattre au front constituent parfois la punition infligée aux victimes d’enlèvements. Postée sur Facebook le 18 février, une vidéo montre Ablassé Ouedraogo et Daouda Diallo en tenue militaire, munis de kalachnikovs dans un paysage de brousse. Le premier, ancien ministre des Affaires étrangères qui avait récemment critiqué l’armée, a été enlevé le 24 décembre. Le second, enlevé le 1er décembre, était à la la tête d’un collectif de défense des Peuls, communauté souvent collectivement assimilée aux jihadistes, et pour cette raison victime d’innombrables exactions.
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La vidéo confirme qu’ils sont encore en vie, mais à quel prix ? Ablassé Ouedraogo, âgé de 70 ans, y apparaît amaigri, maniant maladroitement son arme, le regard perdu derrière ses lunettes de vue. «De nombreux Burkinabè ont désapprouvé cette vidéo cruelle et humiliante, mais ils le font discrètement. Ils savent que le régime ne tolère aucune critique», soupire un journaliste local aujourd’hui à la retraite, qui a vu la liberté d’expression des médias se réduire drastiquement ces derniers mois.
«Dans les bras des Russes»
Grâce aux réseaux sociaux, le pouvoir bénéficie cependant d’une propagande efficace qui lui assure encore une certaine popularité. L’impératif d’accroître la lutte contre les groupes armés, qui a justifié le coup d’Etat d’octobre 2022, lui permet aussi de continuer à s’imposer comme un rempart. «L’aide de la Russie a permis d’acquérir des armements supplémentaires et la réorganisation de l’armée a stimulé les troupes même si nous ne disposons plus de données indépendantes pour savoir ce qui se passe réellement sur le terrain», ajoute le journaliste.
«C’est le propre des dictatures de justifier leur prise du pouvoir par une crise ou une guerre. Et il y a toujours des opportunistes, voire des adeptes, pour les soutenir. Les jeunes Burkinabè sont sensibles aux discours virils, anti-occidentaux, hostiles à la France. Ils acceptent la récupération de Sankara, parce qu’ils n’ont pas connu cette période, se désole David Gakunzi. Je me suis toujours opposé à la Françafrique, mais c’était un système qu’on nous avait imposé. Aujourd’hui, une forme de populisme assumé jette certains pays comme le Burkina dans les bras des Russes, en leur faisant croire qu’ils maîtrisent leur destin. C’est un mirage, mais les élites francophiles sont aujourd’hui dégagées au profit d’une caste de commerçants tournés vers Dubaï, la Russie ou la Chine», poursuit cet intellectuel qui s’est toujours défini comme panafricaniste.
La vague récente d’enlèvements au Burkina Faso en est l’un des signes les plus inquiétants de cette dérive. Le régime en place n’y fait jamais allusion. Samedi, à Ouagadougou, le maître du pays a même dénoncé dans un discours public abondamment reproduit sur les réseaux sociaux sur fond de musique d’opéra, «les valets locaux, les esclaves de salon», qui trahissent «leur patrie au profit de l’impérialisme».