Le message audio dure une minute seize, et capture un échange téléphonique glaçant. «C’est l’adjudant Sanou, du bureau de garnison de Ouagadougou, se présente l’interlocuteur. Vous êtes bien Monsieur Nacro Abdoul Gafarou ? La présidence nous a envoyé un ordre de réquisition vous concernant.» «J’ai pas compris», balbutie l’homme au bout du fil, entre deux silences. Il fait répéter, craignant une méprise. Mais non, c’est bien son nom qu’articule l’adjudant Sanou. Nacro Abdoul Gafarou comprend qu’il est enrôlé de force sur un théâtre d’opérations militaires. Lui qui n’est ni soldat ni volontaire pour la défense de la patrie (VDP), ces citoyens qui épaulent l’armée dans la lutte contre les groupes jihadistes… mais substitut du procureur du Faso.
«La conscription est utilisée pour punir des procureurs et des juges», dénonce Human Rights Watch ce mercredi 21 août. «Entre le 9 et le 12 août 2024, les forces de sécurité burkinabè ont notifié par téléphone à au moins sept magistrats, dont quatre procureurs, deux procureurs adjoints et un juge d’instruction, leur conscription pour participer aux opérations de sécurité du gouvernement contre les groupes armés islamistes à Kaya (Centre Nord) du 14 août au 13 novembre», écrit l’organisation dans un communiqué. Six de ces magistrats se sont présentés à une base militaire de Ouagadougou le 14 août. Depuis lors, ils sont portés disparus. Comme des dizaines d’autres Burkinabè, victimes de réquisitions forcées ou d’enlèvements par des agents de l’Etat.
Actes d’humiliation et d’intimidation
La machine répressive du capitaine Ibrahim Traoré, qui a arraché le pouvoir lors du coup d’Etat du 30 septembre 2022, avant de s’octroyer un bail de cinq ans à la présidence du Faso le 25 mai, s’attaque à un nouveau contre-pouvoir. Après les médias, les partis politiques, les syndicats, la justice est devenue son cœur de cible. Entre détricotage institutionnel et recours à la manière forte, il a décimé en quelques mois ce dernier pilier de l’Etat de droit.
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«Ces réquisitions ne sont ni plus ni moins que des actes d’humiliation et d’intimidation des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions et, surtout, des actes de sabotage de l’autorité de la justice», a réagi l’intersyndicale des magistrats dans un communiqué le 15 août. Dressant la liste des dossiers, potentiellement gênants aux yeux du régime, suivis par ces hommes de loi : plaintes pour des faits de disparitions forcées (ourdies par l’appareil sécuritaire burkinabè), instruction du dossier «d’un citoyen se réclamant être un soutien du pouvoir, ayant instigué des activités d’orpaillage interdites provoquant un éboulement entraînant la mort d’une soixantaine de personnes», poursuites pour vol de bétail impliquant un partisan du régime et un VDP…
Comme avec d’autres catégories de citoyens jugés trop critiques, le président Ibrahim Traoré avait prévenu, de façon confuse mais menaçante. «J’invite les magistrats qui [se disent] sincères à quitter une certaine logique, parce qu’il y a beaucoup de brebis galeuses dans leurs rangs. Jusque-là, nous avons essayé de respecter certaines règles, mais je veux qu’ils comprennent. S’ils continuent dans cette logique, à chaque instant nous serons devant le peuple pour expliquer pourquoi nous avons violé telle décision de justice», lance-t-il ce 11 juillet, sous les vivats de ses partisans, au palais des sports de Ouaga 2000. En plein déroulé de son agenda pour les cinq ans à venir, le président vitupère l’institution judiciaire. Un bras de fer les oppose en réalité depuis plusieurs mois.
Les magistrats à nouveau dans le giron de l’exécutif
Un an plus tôt, des militaires et des blindés avaient surgi dans l’enceinte d’un tribunal ouagalais, sur instruction d’Ibrahim Traoré, pour exfiltrer sa guérisseuse, Adja, qui comparaissait pour violences et tortures. Mais l’entreprise de sape du pouvoir judiciaire débute le 6 décembre 2023. Le Conseil des ministres introduit un projet de révision de la Constitution, qui prévoit notamment «le réaménagement de la composition du Conseil supérieur de la magistrature», le CSM. Il est adopté trois semaines plus tard par une Assemblée législative de transition aux ordres.
Puis, ses députés avalisent le 26 avril l’impensable dans ce pays qui a lutté pour l’indépendance de sa justice : les magistrats du parquet repassent dans le giron de l’exécutif, à l’issue de l’adoption de la loi qui modifie l’organisation et le fonctionnement du CSM. Alors que l’élection de ses membres est prévue le 29 juin, l’intersyndicale des magistrats appelle au boycott du scrutin. Appel suivi : sur 647 magistrats composant les collèges électoraux, 594 s’abstiennent de voter. Un camouflet à la portée limitée. Le 5 juillet, Ibrahim Traoré nomme par décret les membres du CSM – dont la moitié ne sont plus des magistrats – pour un mandat de trois ans.
L’indépendance de la magistrature était un des gains de l’insurrection populaire d’octobre 2014, qui a précipité la chute de Blaise Compaoré, après vingt-sept ans de règne. Le Pacte national pour le renouveau de la justice adopté au printemps 2015, à l’issue de la mobilisation de magistrats et de militants des droits humains, avait consacré le décrochage du CSM du pouvoir exécutif. L’instance était alors présidée par le président de la Cour de cassation, et décidait elle-même des nominations et affectations des magistrats du siège et du parquet. La revoilà soumise au ministère de la Justice. «Et si on supprimait la justice !» titrait ce 19 août, railleur et cynique, le quotidien l’Observateur Paalga. Se désolant de la réquisition forcée de procureurs et juges, mais aussi de l’obstination du pouvoir à ignorer les décisions de justice. Le 13 août, les ordres de réquisition de deux des magistrats avaient été jugés «manifestement illégaux» par le tribunal de Bobo-Dioulasso.