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Pistes vertes

Au Kenya, baisse drastique du nombre de sacs plastique

Depuis 2017, le gouvernement kényan a interdit les sacs plastique. Les conséquences positives sur la pollution sont impressionnantes mais la mesure n’a pas permis d’améliorer le système de gestion des déchets défaillants et l’alternative encouragée présente également des risques pour l’environnement.
A Dandora, la plus grande décharge à ciel ouvert de Nairobi, les sacs en polypropylène ont remplacé les anciens en plastique conventionnel. (Gordwin Odhiambo/Libération)
par Claudia Lacave, correspondante à Nairobi
publié le 2 mars 2023 à 21h11

Pistes vertes

«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.

Dandora. Le nom d’un quartier d’habitations informelles mais aussi celui de la plus grande décharge à ciel ouvert de Nairobi. A mesure que l’on se rapproche, les rues se font de plus en plus sales, l’odeur âcre de décomposition et de brûlé de plus en plus prégnante. D’une surface d’environ 12 hectares, le site, qui échappe à tout contrôle public, permet la survie d’au moins 3 000 familles mais représente un danger environnemental et sanitaire urgent, défi majeur de la métropole. Sachets de lait, têtes de douche, extensions de cheveux, tous les déchets qu’une société peut produire se retrouvent ici par milliers. Tous sauf un : le sac plastique. «On peut trouver des sacs-poubelle ou ceux qui servent à emballer les serviettes, le pain ou la viande, mais on ne trouve plus de petits sacs plastique», assure Dorine Owendi, une ramasseuse de déchets qui collecte et revend les pièces recyclables.

Ici, comme dans d’autres parties du pays, le sac plastique a disparu du paysage depuis son interdiction, le 28 février 2017. Rejoignant le mouvement international de contrôle de la prolifération des sacs plastique, le Kenya avait interdit l’utilisation, la production et l’importation des sacs de transport, adoptant alors la législation la plus répressive au monde en la matière : les contrevenants s’exposent à des amendes pouvant atteindre jusqu’à 4 millions de shillings kényans (29 600 euros) et quatre ans d’emprisonnement.

«Décision radicale»

Au pied de la décharge, le syndicat de femmes collectrices de détritus Amua s’est réuni dans les locaux de l’association des recycleurs de déchets, un bâtiment rose accolé à un petit potager et à une cour. «Il y a une grande différence. L’environnement est toujours pollué mais pas comme avant», reconnaissent les membres du groupe. Les poches plastique ont disparu des rues et des parcs, rendant au Kenya un aspect plus accueillant pour les centaines de milliers de touristes annuels qui contribuent à environ 10 % du PIB.

Six ans après sa mise en place, la mesure est considérée comme un succès par le gouvernement et la communauté internationale. Le pays partait pourtant de loin : en 2010, près de 100 millions de sacs plastique par an y étaient distribués d’après le Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue). Outre les dégâts environnementaux, les sacs étaient aussi accusés de favoriser les inondations en bouchant les canalisations. «Dans n’importe quelle ville, les beaux acacias étaient couverts de plastique de toutes les couleurs. C’était un désastre que nous ne pouvions pas prétendre ne pas voir», se rappelle la professeure Judi Wakhungu, ancienne ministre de l’Environnement et des Ressources naturelles (2013-2018), à l’origine de l’interdiction des sacs.

La possibilité de l’interdiction avait été évoquée au sein du Parlement dès 2007, mais elle était régulièrement repoussée par les 170 entreprises nationales de fabrication de sacs. «Après quatre ans au ministère, je me suis rendu compte qu’il fallait prendre une décision radicale», se souvient Judi Wakhungu, aujourd’hui ambassadrice du Kenya en France et dans d’autres pays européens.

Des chercheurs de l’Autorité nationale de gestion environnementale kényane (Nema) ont mené entre juillet 2017 et juin 2019 une étude sur la panse des vaches abattues dans trois boucheries de la banlieue de Nairobi. Publiée dans la revue scientifique colombienne Livestock Research for Rural Development, elle révèle que la moyenne des bovins ayant ingéré des sacs a baissé après l’interdiction, passant de 8 % à 3,5 %. Les animaux concernés présentaient une condition physique faible car leur estomac, en partie rempli d’un matériau non dégradable, n’était pas en mesure d’assimiler la quantité nécessaire de nutriments.

Opérations de répression

La base de données des Nations unies sur le commerce international, Comtrade, offre aussi un éclairage, car «la production du matériau vierge est très faible au Kenya, donc tous les plastiques sont importés», explique Paola Paruta, mathématicienne et experte des données sur le plastique. Entre 2017 et 2018, les volumes d’importation de «sacs et sachets» ont baissé de 72 %, un ratio qui atteint même 78 % sur la période 2017-2021. Les volumes d’exportation ont suivi les mêmes tendances, avec une diminution d’environ 40 % au cours de l’année suivant l’interdiction, indiquant qu’en plus de protéger l’environnement kényan, la loi a également réduit l’afflux de plastique vers d’autres pays.

Au Kenya, l’aspect dissuasif des amendes explique un taux de disparition du sac plastique plus élevé que dans les autres pays de la région (Ouganda, Ethiopie, Rwanda, Tanzanie) qui ont eux aussi interdit son usage. Entre la publication de la loi et août 2019, plus de 500 personnes ont été arrêtées et plus de 300 poursuivies en justice. Mais les journaux parlent depuis 2020 d’un retour du produit sur le marché, notamment à cause de la contrebande en provenance des pays voisins. La Nema a donc lancé le 21 janvier une opération de répression qui a duré deux semaines dans 24 des 47 comtés du pays. Bilan : 60 personnes ont été traduites en justice et certaines ont été condamnées à payer des sommes entre 3 000 et 30 000 shillings (22 à 220 euros). Deux fournisseurs ont aussi été arrêtés et ont reçu des amendes de 100 000 shillings (739 euros) et de 2 millions de shillings (14 800 euros). «Nous voulons cibler nos villes frontalières parce que nos pays voisins ne réussissent pas à faire respecter leur interdit, donc beaucoup de sacs viennent de là», explique Salome Machua, directrice adjointe de la Nema. L’autorité prévoit d’avoir recours à un réseau d’informateurs pour identifier les routes de contrebande à travers les frontières poreuses de la Communauté d’Afrique de l’Est.

Sur le marché permanent de Toi, dans le sud de Nairobi, la plupart des vendeurs installés le long des étroites allées de terre battue ont remplacé le plastique par des petites pochettes de coton, des sacs tissés ou non tissés faits de polypropylène ou d’autres matériaux. Mais certains se risquent encore, malgré la répression, à utiliser des sacs plastique pour contenir des pommes de terre, servir des morceaux de canne à sucre à manger sur le pouce ou pour emporter de petites mesures de graines. «J’ai été arrêté trois fois ces deux dernières années ; 5 000 shillings [37 euros, ndlr] à chaque fois», reconnaît Alfred Ajuea, un des rares vendeurs qui accepte de témoigner, à côté de son chariot de raisins et prunes. Assis à un carrefour, Defence Sango, vendeur d’omena séchée, des petits poissons locaux, est passé au papier journal pour emballer ses portions dès 2017 : «J’ai arrêté d’utiliser des poches en plastique d’abord à cause de l’amende. Mais aussi parce qu’avec la sensibilisation du gouvernement, j’ai compris pourquoi c’était nécessaire.» Assis près de lui, un autre vendeur d’omena qui utilise toujours des sachets plastiques refuse de s’exprimer.

Pour les contrevenants, l’argument qui revient majoritairement est celui du coût. Un lot de 100 sacs en plastique s’achète 200 shillings (1,50 euro) alors que son alternative la plus répandue, le sac non tissé à l’aspect textile, se vend 500 shillings (3,70 euros). La différence est importante pour la majorité des Kényans et particulièrement ici, aux portes de Kibera, l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique.

«Nous pourrions perdre tous les gains que nous avons obtenus»

Pour remplacer les poches plastique, le gouvernement a favorisé la production de sacs en polypropylène, qui présentent l’avantage de moins se répandre au vent grâce à leur poids et d’être plus résistants, donc réutilisables. Près d’une montagne de déchets de Dandora, Milicent Aluoch est assise au milieu d’un arc-en-ciel de sacs de ce genre. Elle sort les objets en bon état dans l’ensemble, les déchire aux coutures pour pouvoir les laver plus facilement dans la rivière et les trie par couleur. Elle va prendre trois jours pour traiter ces 200 kilogrammes de sacs et gagner tant bien que mal 250 shillings. La fabrication de ces sacs implique néanmoins d’augmenter les imports de polypropylène, un thermoplastique qui met des centaines d’années à se dégrader dans la nature. Pour James Wakibia, photojournaliste et activiste de l’environnement, «on a remplacé le plastique avec du plastique. Dans quelques années, ils s’accumuleront et pollueront également».

Les instances chargées de faire respecter l’application des lois environnementales manquent cruellement de moyens : la Nema ne dispose que de 150 officiers de terrain pour un pays dont la surface équivaut à celles de la France et de la Belgique réunies. Mais Salome Machua reste optimiste : «Notre pays est plus propre maintenant, il n’y a plus d’obstruction des égouts, les rivières sont un peu moins sales. Mais si nous ne rappelons pas aux citoyens de continuer à se débarrasser du plastique, nous pourrions perdre tous les gains que nous avons obtenus.»

Le problème du plastique au Kenya dépasse largement la seule question des sacs. En 2019, 203 kilotonnes de déchets plastiques ont été produites dans le pays, dont 86 % ont été mal traitées d’après la plateforme en ligne Plasteax. Une récente enquête de la fondation Changing Markets montre que 900 millions de vêtements usagés – dont un tiers contenant du plastique – sont envoyés chaque année dans les décharges kényanes, 150 en provenance des pays européens. Dans ce contexte, la question de la priorité des mesures à mettre en place se pose.