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Interview

Au Kenya, «cette contestation inédite, en dehors des partis politiques, est portée par une jeunesse hyperconnectée»

Libé Afriquedossier
Au lendemain d’une journée noire au cours de laquelle au moins 22 manifestants ont été tués, la chercheuse Marie-Emmanuelle Pommerolle rappelle l’extrême violence de la police kényane au quotidien.
Lors d'une manifestation à Nairobi, mardi. (Simon Maina /AFP)
publié le 26 juin 2024 à 18h35

Nairobi est encore sous le choc, ce mercredi 26 juin, des émeutes qui ont secoué la capitale la veille. Le Parlement a été pris d’assaut par des manifestants, du jamais-vu depuis l’indépendance. La police a tiré sur les jeunes à balle réelle. L’organisme officiel de défense des droits humains, la Kenya National Human Rights Commission, a recensé 22 morts dans le pays, dont 19 à Nairobi. Dans la soirée, le président William Ruto s’est engagé à réprimer fermement la «violence et l’anarchie» et a annoncé le déploiement de l’armée.

A la surprise générale, le lendemain après-midi, il a cependant annoncé renoncer au projet de budget prévoyant des hausses de taxes qui avait mis le feu aux poudres. «Après avoir écouté attentivement le peuple kényan, qui a dit haut et fort qu’il ne voulait rien avoir à faire avec ce projet de loi de finances 2024, je m’incline et je ne promulguerai pas [ce texte], qui sera par conséquent retiré», a-t-il déclaré. Marie-Emmanuelle Pommerolle, maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-I, ex-directrice de l’Institut français de recherche en Afrique de Nairobi, revient sur ce bras de fer politique entre les jeunes Kényans et le président Ruto.

Quel a été le déclencheur de la contestation ?

A l’origine, il y a la loi de finances 2024-2025 qui prévoit des taxes sur des biens et des services de consommation courante, comme le pain, l’huile, les transferts d’argent mobile… des choses qui font partie du quotidien des Kényans. Elles s’ajouteraient à l’inflation, qui est déjà très forte depuis la pandémie du Covid (+ 5,1 % sur un an au mois de mai, selon la Banque centrale), ainsi qu’à une dépréciation de la monnaie qui renchérit le coût des importations. Les institutions financières internationales comme le Fonds monétaire international ont fait pression pour que le Kenya, lourdement endetté, aille chercher des recettes. Mais ce projet de budget viendrait peser lourdement sur la consommation des ménages, alors que le président William Ruto a été élu en 2022 sur la promesse de favoriser les petites entreprises et les jeunes. C’est donc considéré par une partie de ses électeurs comme une forme de trahison.

Qui sont les jeunes mobilisés dans le mouvement «Occupy Parliament» ?

Le mouvement est assez inédit. La presse kényane le décrit comme porté par la «Gen Z», la génération Z, née après 1997. La mobilisation s’organise sur les réseaux sociaux – les Kényans étant hyperconnectés au quotidien. Des influenceurs ont relayé et se sont coalisés pour porter la contestation. Les partis sont clairement en dehors de ce mouvement. Sur les pancartes, mardi, on voyait des slogans réclamant un mouvement tribeless («sans ethnie») et partyless («sans parti»). Une défiance vis-à-vis des formations politiques traditionnelles qui explique sans doute, aussi, pourquoi les manifestants s’en sont pris au Parlement.

Cette génération est très éduquée. Certains des jeunes mobilisés sont bien insérés sur le marché du travail, ont créé leur propre emploi. Cela dit, lors des marches, ils sont désormais rejoints par des jeunes plus pauvres, des travailleurs du secteur informel, des débrouillards, qui forment le réservoir habituel des manifestations politiques au Kenya. Il faut noter que celle d’hier (mardi) s’est déroulée en plein centre-ville de Nairobi, dans le quartier d’affaires, et pas dans les traditionnels quartiers qui forment les bastions de l’opposition. Les leaders de l’opposition, comme le vieux Raila Odinga, n’ont d’ailleurs pas appelé leurs troupes à sortir dans les rues pour l’instant. Autre fait notable : les manifestations de mardi n’ont pas eu lieu qu’à Nairobi. Les gens ont marché à Kisumu et Mombasa, les deux autres grandes villes, mais aussi dans des régions très excentrées, et surtout dans des bastions électoraux du Président, comme Eldoret ou Nanyuki. Ça a beaucoup étonné et ça montre l’ampleur du mécontentement.

«Occupy» rappelle des révoltes marquées à gauche, mais l’attaque du Parlement évoque des insurrections d’extrême droite…

Mardi, on a justement vu le mouvement passer de l’un à l’autre. Pendant toute la matinée, la mobilisation était très festive, pacifique, avec beaucoup d’humour et d’inventivité dans les slogans. Et puis, ça a basculé. Bien sûr, les images rappellent immédiatement celles du Capitole à Washington, ou du Congrès de Brasília, mais je ne pense pas que la comparaison soit pertinente. Au Kenya, le Parlement est considéré depuis très longtemps comme un lieu de privilèges. Les députés augmentent leurs indemnités à chaque nouvelle session, ils ont une mauvaise réputation. Des manifestants portaient des masques de cochon, car on les surnomme parfois les «MPigs» (jeu de mots en anglais entre «MP», membres du Parlement, et «pigs», cochons).

Chaque grande manifestation politique, au Kenya, est marquée par des tirs meurtriers de la police. Comment expliquer cette extrême violence ?

Comme dans beaucoup d’Etats postcoloniaux, la police kényane n’est pas là pour protéger ses citoyens, mais pour maintenir l’ordre public. Les violences ne s’expriment pas seulement pendant les manifestations, elles sont présentes au quotidien dans les quartiers informels à Nairobi. Ces pratiques policières, violentes, corrompues, sont très enkystées. Depuis la sortie du régime autoritaire, il y a une vingtaine d’années, la société civile pousse dans le sens d’une réforme de la police. Des institutions ont été créées, comme l’Autorité indépendante de surveillance des services de police. Des collectifs de victimes ont vu le jour. L’ancien président de la Cour suprême, le très respecté juge David Maraga, a remis un rapport aux autorités sur le sujet, avec des recommandations radicales. Sans changement notable jusqu’à présent.

Le président Ruto va-t-il perpétuer cette impunité ?

Certainement ! Il faut se souvenir de la trajectoire politique de William Ruto. Il n’hésite pas à utiliser la violence politique. Dès 1992, il a été l’un des lieutenants du président autoritaire Daniel Arap Moi, cadre de la jeunesse du parti unique de l’époque. A ce titre, il est très présent dans les épisodes de répression. Plus tard, il a été poursuivi [et acquitté, ndlr] par la Cour pénale internationale pour son rôle dans les violences post-électorales de 2007-2008. L’épisode du saccage du Parlement, mardi, est un symbole qui lui permet de justifier la répression. En désignant les manifestants comme des «criminels» dans la soirée, il donne un blanc-seing à la police et à l’armée.

Comment amorcer une désescalade ?

A l’intérieur du pays, les corps intermédiaires peuvent jouer un rôle, notamment les religieux, pour apaiser les tensions. Très vite, dans l’après-midi, les évêques kényans ont dénoncé la répression. L’Eglise catholique est démographiquement minoritaire au Kenya, mais elle a historiquement un poids politique et surtout moral. William Ruto lui-même n’est pas catholique, mais c’est un chrétien évangéliste qui fait beaucoup référence à Dieu dans ses discours.

A l’extérieur, la pression internationale a certainement joué également dans le recul du Président. Notamment celle des Etats-Unis bien sûr. Mais la bonne relation avec Washington est à double tranchant. En recevant William Ruto en grande pompe en mai, Joe Biden a érigé le Kenya en partenaire stratégique de l’Amérique. Il peut faire pression sur Ruto, car le président kényan attend un soutien financier américain, mais Biden a surtout besoin de lui ! D’ailleurs, le jour de la manifestation au Parlement, les policiers kényans étaient déployés à Haïti, un dispositif voulu et financé par Washington. Au passage, la coïncidence est terrible. Que va faire cette force kényane, corrompue et hyperviolente, pour ramener l’ordre à Haïti, face à des gangs surarmés ?