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Protestations

Au Kenya, les manifestations antitaxes tournent au chaos : au moins 5 morts et 31 blessés

Libé Afriquedossier
Selon un collectif d’ONG, cinq personnes ont été tuées par balles, ce mardi 25 juin à Nairobi, alors que le mouvement de contestation porté par la jeunesse kényane ne faiblit pas.
Lors des manifestations qui ont tourné au chaos à Nairobi, au Kenya, le 25 juin. (Brian Inganga/AP)
par AFP et Louise Moussu
publié le 25 juin 2024 à 16h16
(mis à jour le 25 juin 2024 à 22h05)

Le Parlement kényan est en feu. La crise politique née du mouvement de contestation antitaxe a pris une tournure violente, mardi 25 juin. A la mi-journée, la police a ouvert le feu dans les rues de la capitale, Nairobi, tirant à balles réelles, a annoncé Amnesty International. L’ONG Commission kényane des droits humains a affirmé dans un premier temps avoir vu la police «tirer sur quatre manifestants, tuant l’un d’entre eux». Des journalistes de l’Agence France Presse présents sur place ont vu trois corps inanimés, gisant dans des mares de sang, aux abords du Parlement.

Dans un communiqué publié vers 17 h 30 heure locale (une heure de moins à Paris), un collectif d’ONG, dont la branche kényane d’Amnesty International et la Kenya Medical Association, a fait état de cinq personnes «tuées par balles» ainsi que 31 blessés. «Malgré l’assurance donnée par le gouvernement que le droit de réunion serait protégé et facilité, les manifestations d’aujourd’hui ont dégénéré en violence», déplorent ces organisations, qui dénombrent notamment 13 personnes touchées par des balles réelles, et indiquent avoir relevé au cours des dernières vingt-quatre heures 21 cas d’arrestations arbitraires par «des officiers en uniforme ou en civil».

Des soldats ont été déployés pour aider la police «en réponse à l’urgence sécuritaire causée par les violentes manifestations en cours» à travers le pays, marquées par «des destructions et intrusions dans des infrastructures cruciales», a par ailleurs fait savoir le ministre de la Défense Aden Bare dans un communiqué. Le président William Ruto, quant à lui, s’est engagé à réprimer fermement la «violence et l’anarchie» : «Nous apporterons une réponse complète, efficace et rapide aux événements de trahison d’aujourd’hui», a-t-il réagi lors d’un point presse dans la capitale Nairobi.

Une situation source d’inquiétudes pour l’Union africaine. Ce mardi, le chef de la Commission Moussa Faki Mahamat a publié un communiqué pour faire part de sa «profonde inquiétude [face] aux explosions de violence qui ont suivi les manifestations publiques et ont entraîné des pertes en vies humaines et dégâts matériels». Il exhorte le pays à «faire preuve de calme et à s’abstenir de toute nouvelle violence».

L’Organisation des nations unies a elle aussi réagi à cette actualité, par la voix de son secrétaire général Antonio Guterres. Ce dernier est «profondément occupé» et «très attristé» par les violences qui agitent actuellement le pays, a notamment relaté son porte-parole, Stéphane Dujarric.

A Nairobi, des manifestants ont pénétré dans l’enceinte du Parlement, où était débattu le projet de budget controversé à l’origine des protestations – le texte doit être voté avant le 30 juin. Plusieurs centaines de jeunes ont forcé les barrages de police et franchi les grilles de l’institution. Sur les images diffusées en direct sur les réseaux sociaux, un départ d’incendie était visible dans l’un des bâtiments. Après quelques dizaines de minutes, la police a repris le contrôle de l’enceinte du Parlement. Des images de la télévision montraient des salles saccagées, tables renversées, fenêtres brisées et du mobilier fumant jonchant des jardins. Trois camions de l’armée ont acheminé des renforts pour sécuriser les abords du Parlement. A quelques centaines de mètres de là, la police utilisait un canon à eau pour éteindre un incendie dans les bureaux du gouverneur de Nairobi, selon des images diffusées par la chaîne Citizen TV.

Face-à-face tendu

Dans la matinée, les manifestants – majoritairement des jeunes venus avec drapeaux kényans, sifflets ou vuvuzelas et scandant «Nous sommes pacifiques» – se sont heurtés à un important dispositif policier déployé dans le centre d’affaires, à proximité des institutions. Les forces de l’ordre ont d’abord fait usage de gaz lacrymogènes, puis de balles en caoutchouc. Les heurts ont éclaté après que des manifestants ont progressé dans une zone abritant des bâtiments officiels (Cour suprême, mairie de Nairobi…). Certains ont jeté des pierres en direction des policiers, dans un face-à-face tendu à quelques centaines de mètres du Parlement.

Largement pacifique à l’origine, le mouvement baptisé «Occupy Parliament» a été lancé peu après la présentation au Parlement, le 13 juin, du projet de budget 2024-2025, qui prévoit un niveau de dépenses record dans l’histoire du pays – 4000 milliards de shillings, soit 29 milliards d’euros. Pour le permettre, le texte implique l’imposition de nouvelles taxes, dont une TVA de 16 % sur le pain et une taxe annuelle de 2,5 % sur les véhicules particuliers. Pour le gouvernement, ces taxes sont nécessaires pour redonner des marges de manœuvre au pays, lourdement endetté. «Collecter des ressources fiscales adéquates est un pilier essentiel de cette transformation et de [la] croissance», avait défendu la semaine dernière le ministre des Finances, Njuguna Ndung’u.

Figure biblique du collecteur d’impôts

Initialement porté par la génération Z (les Kényans nés après 1997), le mouvement, qui a émergé sur les réseaux sociaux et hors de tout cadre politique, s’est transformé en une contestation plus large de la politique du président William Ruto, portée par le slogan «Ruto must go» («Ruto doit partir»). Depuis son élection, en août 2022, celui qui s’était présenté en fervent défenseur des plus modestes durant sa campagne a augmenté l’impôt sur le revenu, les cotisations de santé et multiplié par deux la TVA sur l’essence. Des manifestants le surnomment désormais «Zakayo» (nom swahili de Zachée, figure biblique du collecteur d’impôts). Pour certains économistes et de nombreux Kényans – dont plus d’un tiers vit sous le seuil de pauvreté, selon les chiffres officiels –, ces nouvelles taxes risquent de porter un nouveau coup dur au niveau de vie de la population. Le Kenya a enregistré en mai une inflation de 5,1 % sur un an, avec une hausse des prix des produits alimentaires et des carburants de respectivement 6,2 % et 7,8 %, selon la Banque centrale.

La manifestation de mardi était la troisième en huit jours, après un appel à une grève générale. La semaine dernière, deux personnes avaient déjà trouvé la mort à Nairobi. L’exécutif avait annoncé le 18 juin retirer la plupart des mesures, mais les jeunes Kényans ont poursuivi leur mouvement, demandant le retrait intégral du texte. Ils dénoncent un tour de passe-passe du gouvernement, qui envisage de compenser le retrait de certaines mesures fiscales par d’autres, notamment une hausse de 50 % des taxes sur les carburants. Alors que le volet «dépenses» a déjà été approuvé par le Parlement, où le président William Ruto bénéficie d’une majorité, le plan des recettes suscite encore un très vif débat dans l’hémicycle kényan.

Dimanche, le chef de l’Etat s’était dit prêt à dialoguer avec la jeunesse. «Je suis très fier de nos jeunes… ils se sont affirmés de façon pacifique et je veux leur dire que nous allons discuter avec eux», a-t-il déclaré lors d’un service religieux. Mardi, d’autres manifestations se tenaient pacifiquement, sans aucune opposition policière, dans plusieurs autres villes du pays, notamment dans les fiefs de l’opposition de Mombasa (est) et Kisumu (ouest), à Eldoret (ouest), grande ville de la vallée du Rift, région d’origine du président William Ruto, Nyeri (sud-ouest) et Nakuru (centre), selon des médias locaux. «En tant que génération Z, nous allons bouger et ils vont être choqués», prévient Ivy, un jeune manifestant croisé mardi par les journalistes de l’AFP dans les rues de Nairobi. Selon lui, la mobilisation de la jeunesse kényane n’est «que le début».

Mise à jour à 17h04 avec nouveau bilan fourni par un collectif d’ONG.

Mise à jour à 20h35 avec le déploiement de l’armée et la réaction du président Ruto.

Mise à jour à 21h44 avec la réaction de l’Union africaine.

Mise à jour à 22h03 avec la réaction du secrétaire général des Nations unies.