Au Mali, une course invisible a lieu dans le désert du grand Nord. En trois directions : Kidal, Tessalit et Aguelhok. Ces trois localités sont des bastions de l’ex-rébellion indépendantiste. Depuis dix ans, les combattants de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) en sont maîtres. L’accord de paix entre Bamako et les mouvements armés, signé en 2015 à Alger, prévoyait un «redéploiement progressif des forces armées et de sécurité reconstituées [c’est-à-dire «devant inclure un nombre significatif de personnes originaires des régions du Nord»] du Mali». Il est resté lettre morte. Jamais l’Etat malien n’a véritablement repris la main sur ces villes. Une atteinte à «l’intégrité territoriale» vécue comme une humiliation par l’institution militaire.
Le quintet de colonels qui s’est emparé du pouvoir à l’été 2020 en renversant le président Ibrahim Boubacar Keïta rêve de laver cet affront. La «reconquête du Nord» a été érigée en priorité par la junte, par ailleurs confrontée à une insurrection islamiste armée de plus en plus étendue. Après le départ des soldats français de l’opération Barkhane, Bamako a exigé cette année celui des Casques bleus de la Mission des Nations unies au Mali (Minusma). Les troupes onusiennes ont jusqu’au 31 décembre pour quitter le territoire national. Or, la Minusma a construit et occupe douze camps militaires sécurisés au Mali, dont ceux de Kidal, Tessalit et Aguelhoc. Les forces armées maliennes comptent profiter de leur rétrocession – les bases doivent être transférées aux autorités du pays hôte – pour prendre pied dans ces localités qui échappent à leur contrôle.
Raids sur les casernes
Les mouvements armés du Nord, qui dénoncent une «violation» de l’accord de paix d’Alger, s’y opposent catégoriquement. Ils ont engagé le feu, mi-août, lorsque l’armée malienne, appuyée par des combattants russes du groupe Wagner, s’est rapprochée de la base de Ber, une ville de l’Azawad – ainsi que les séparatistes désignent la région – située dans leur zone d’influence, faisant voler en éclat le cessez-le-feu en vigueur. Les militaires maliens ont réussi à s’installer dans l’emprise onusienne. Dans les semaines suivantes, les combattants de la CMA ont répliqué en menant des raids sur les casernes de Bourem (12 septembre), Léré (17 septembre), Dioura (28 septembre), Bamba (1er octobre) et Taoussa (4 octobre), s’emparant des camps pendant quelques heures, à chaque fois, avant de se retirer. Des dizaines de militaires maliens ont été tués dans ces assauts.
Le 2 octobre, un convoi de l’armée et des mercenaires de Wagner, composé d’une centaine de véhicules, est parti de Gao en direction du nord. Trois jours et 200 kilomètres plus tard, vers Tabankort, la colonne a été attaqué par les rebelles de la CMA. Les affrontements ont été intenses. Les militaires maliens et leurs alliés russes ont toutefois poursuivi leur progression jusqu’à Anéfis, à une centaine de kilomètres de Kidal. Ils sont entrés dans la ville le 7 octobre et y sont stationnés depuis. Les guerriers de la CMA ont reculé et leur barrent désormais la route vers la «capitale» de l’Azawad. Des milliers de civils ont fui la zone, par crainte des combats, des représailles, ou des bombardements de l’armée malienne. Les mouvements armés du Nord accusent les soldats maliens et leurs supplétifs de Wagner d’avoir exécuté et décapité 17 civils, près de la localité d’Ersane, et d’avoir piégé leurs cadavres avec des explosifs.
La France bouc émissaire
«Dans un climat de haute tension, la Minusma a entamé le processus de retrait de ses camps dans la région de Kidal, en commençant par Tessalit et Aguelhok», a annoncé lundi la force onusienne, qui craint que les affrontements entre l’armée et les rebelles ne mettent en danger ses opérations de désengagement. Un responsable de la Minusma, El Hadj Ibrahima Dieng, a expliqué mardi que «l’évolution de la situation sécuritaire sur le terrain» nécessitait «une procédure accélérée». Or, un retrait précipité des Casques bleus ne fait pas non plus les affaires de Bamako, qui veut être en mesure d’occuper les bases des Nations unies avant que les hommes de la CMA ne leur en barrent l’accès. Paradoxalement, les autorités maliennes qui plaidaient pour un départ «sans délai» des soldats de la paix réclament désormais que la Minusma ralentisse le tempo. Quitte à mettre des bâtons dans les roues des Casques bleus en empêchant le survol des convois onusiens, en interdisant leurs déplacements par la route, ou même en refusant l’importation de pièces de rechange pour leurs aéronefs.
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Le porte-parole du gouvernement malien, le colonel Abdoulaye Maïga, a dénoncé mercredi soir à la télévision nationale une nouvelle «trahison» de «la junte française» – bouc émissaire habituel des putschistes – qui aurait pour objectif de «faire fuir la Minusma, en lieu et place d’un retrait ordonné». Cette semaine, la tension s’est cristallisée à Tessalit, dans le grand Nord, sur la piste menant à l’Algérie. L’armée malienne tente d’y acheminer des troupes, des véhicules et du matériel par les airs, en profitant de la sécurisation de l’aéroport par les Casques bleus, afin d’être en mesure de reprendre la base onusienne une fois que celle-ci aura été abandonnée par la Minusma. Plusieurs dizaines de soldats maliens et de combattants russes auraient déjà débarqué à Tessalit. Leurs avions ont essuyé des tirs à l’atterrissage, attribués aux rebelles de la CMA qui contrôlent la ville.
Le Jnim en embuscade
La situation ne donne aucun signe d’apaisement. «Ni les autorités de transition, ni les groupes armés rebelles ne semblent en mesure de l’emporter à court terme», relève pourtant une note de l’International Crisis Group publiée le 13 octobre. «Les perspectives de succès des autorités maliennes sont limitées. […] La reprise de Kidal pourrait occasionner d’importantes pertes en vies humaines et ne garantirait en rien un contrôle à long terme des régions septentrionales du Mali, estiment ses auteurs. A l’inverse, une nouvelle défaite de l’armée à Kidal aurait des conséquences désastreuses. Elle entamerait la crédibilité des autorités à diriger le pays et compromettrait l’objectif de restauration de l’autorité de l’Etat sur l’ensemble du territoire national.»
Quant aux mouvements rebelles, «ces affrontements pourraient les desservir dans leurs ambitions d’autonomie», juge le centre de réflexion : «Même en cas de victoire militaire à court terme, les groupes séparatistes auront du mal à gouverner car leur autorité sera rejetée par une partie significative des communautés du Nord qui ne partagent pas le projet séparatiste. En cas de défaite, les groupes du CSP risqueraient de perdre les fragiles acquis obtenus dans le cadre du processus de paix.»
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Quelle que soit l’issue de la bataille, les deux camps rivaux ont donc beaucoup à perdre. Un troisième acteur devrait en revanche profiter de la situation : le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jnim, selon son acronyme en arabe), le vrai maître du nord du Mali, même si l’organisation jihadiste reste pour l’instant prudemment à l’écart des principaux centres urbains. Après le départ des Français et celui, en cours, de la Minusma, le Jnim voit l’armée malienne s’épuiser à combattre les rebelles. Formée en 2017, la coalition de groupes islamistes armés, qui a prêté allégeance à Al-Qaeda, n’a jamais été aussi puissante.