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Libération
Interview

Au Nigeria, l’«énorme détermination» des manifestants contre la vie chère

Le cycle de protestations contre l’inflation et la mauvaise gouvernance, amorcé jeudi 1er août, a déjà fait au moins 13 morts à travers le pays. Décryptage avec le politologue nigérian Sa’eed Husaini.
Ce samedi 3 août 2024, au troisième jour des manifestations à Lagos, au Nigeria. (Francis Kokoroko/Reuters)
publié le 4 août 2024 à 9h10

«Nous souffrons trop», «nous avons faim». Ces slogans ont abondé lors des manifestations, jeudi 1er août et vendredi 2 au Nigeria. Du nord au sud du pays, des milliers de personnes ont protesté contre les réformes économiques mises en œuvre par le président, Bola Tinubu, après son arrivée au pouvoir en mai 2023, notamment la suspension de la subvention au carburant et la dévaluation du naïra, la monnaie locale. Alors qu’au moins 13 manifestants ont été tués, la mobilisation devrait se poursuivre. Sa’eed Husaini, chargé de recherche au Centre pour la démocratie et le développement (CDD) à Abuja, est spécialiste d’économie politique. Selon lui, la colère couvait depuis plusieurs mois.

Pourquoi ces mobilisations n’ont-elles pas éclaté plus tôt ?

Chacun a en mémoire la répression de #EndSARS en octobre 2020, un mouvement social qui dénonçait la brutalité policière et réclamait la dissolution d’une unité spéciale anti-vol. Au moins dix manifestants avaient été tués. D’autre part, l’administration Tinubu n’est au pouvoir que depuis mai 2023 et bénéficiait d’une sorte de lune de miel. Les réformes économiques immédiatement mises en œuvre ont certes été impopulaires, mais l’idée de donner du temps au gouvernement prévalait jusque-là.

Les manifestants dénoncent la dégradation de leurs conditions de vie. Comment s’exprime-t-elle ?

Les aspects les plus prégnants sont l’inflation des denrées alimentaires (+40%) et de l’essence, dont le prix a triplé depuis la suppression des subventions sur le carburant. Partiellement liés d’un point de vue économique, ces deux phénomènes sont totalement associés dans l’esprit des manifestants. Car le surcoût de l’énergie s’est aussitôt répercuté sur le prix de la nourriture, qu’il s’agisse de produits importés comme le riz, devenu inabordable pour la plupart des familles, ou des produits locaux transportés des zones rurales vers les villes. Même le prix du gari [aliment de base en forme de boule et composée de manioc, ndlr] a flambé. Les manifestants dénoncent aussi l’insécurité grandissante. Dans de nombreuses régions, les producteurs ne parviennent plus à accéder à leur ferme et à cultiver. Cela contribue à l’insécurité alimentaire et à la précarité.

Le hashtag #EndbadGovernanceinNigeria, «mettre fin à la mauvaise gouvernance au Nigeria», est le mot d’ordre de ces mobilisations. Cela correspond-il à un mouvement social particulier ?

Non, il s’agit d’une agglomération hybride d’organisations et d’individus. Ce mouvement est principalement urbain, composé d’une population majoritairement jeune, et très dynamique dans le nord. Dans les villes de Kano et de Borno, la mobilisation a été forte, fédérant un public plutôt jeune, d’une vingtaine d’années, avec parmi eux des élèves, des étudiants, mais aussi des personnes non éduquées issues du secteur informel ou de la classe ouvrière. La sociologie des manifestants diffère légèrement à Lagos, la capitale économique, dans le sud, ou à Abuja, la capitale fédérale, au centre du pays. On y retrouve davantage le public d’EndSARS, ou des récentes manifestations au Kenya, avec une majorité de trentenaires plutôt connectés et diplômés.

Les mobilisations sont censées se prolonger ces prochains jours. Les manifestants vous paraissent-ils déterminés ?

Absolument. On voit sur les images des manifestants ramasser les grenades de gaz lacrymogène et les renvoyer aux forces de l’ordre, d’autres se tenir debout, bras tendus, face aux policiers activant des canons à eau. Ils bravent aussi le couvre-feu imposé dans cinq Etats (Kano, Yobe, Borno, Katsina, Jigawa) et font fi des menaces formulées à demi-mot par l’administration, voire par des chefs religieux musulmans du nord, qui avaient laissé entendre que les manifestations engendraient la violence. Nous observons une énorme détermination des contestataires.

Comment réagit l’opposition ?

Le Parti démocratique populaire (PDP – principal parti d’opposition) et le Parti travailliste ont été prudents. Ils ont observé, tout en guettant une réaction de l’Etat. Passé ces hésitations, ils ont commencé à affirmer le droit des citoyens à manifester pacifiquement. En revanche, les plus petits partis d’opposition ont pleinement soutenu le mouvement. C’est le cas du parti de gauche African Action Congress, qui a appelé à manifester dès la prise de fonction du président Tinubu. Nombre de ses militants sont aujourd’hui en première ligne.

Ces mouvements sociaux fragilisent-ils le président, Bola Tinubu ?

Je ne le pense pas. Il est certes assez impopulaire – il a remporté les élections générales avec la plus courte avance jamais observée au Nigeria –, mais il semble conserver le soutien d’une grande partie de l’élite politique. Qu’il s’agisse des députés et des gouverneurs issus de son parti, le Congrès des progressistes, et majoritaires, ou de son cabinet entièrement acquis à sa cause. Il y a par ailleurs très peu de chances qu’il revienne sur ses réformes – comme le réclament les manifestants – d’autant qu’il avait anticipé cette contestation. Peut-être consentira-t-il des subventions sur certains produits alimentaires. Mais il y a un consensus au sein de l’élite politique sur la nécessité d’une thérapie de choc pour redresser l’économie nigériane. Ces mesures draconiennes, certes inspirées par le FMI et la Banque mondiale, sont aussi partagées par nombre de décideurs économiques nigérians. Et c’est une rupture avec cette idéologie néo-libérale que réclament aujourd’hui les manifestants.