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Libération
Vu de Dakar

Au Sénégal, la presse privée «asphyxiée» par le pouvoir

Au motif de lutter contre la corruption et le clientélisme, l’exécutif sabre dans des sources de financement vitales aux médias, tandis que la société civile et la justice sont ciblées par le Premier ministre, Ousmane Sonko.
Parmi le manque à gagner, le non-versement du Fonds d’appui et de développement de la presse, qui représente 2,8 milliards de francs CFA (4,3 millions d’euros). ( John Wessels/AFP)
publié le 3 août 2025 à 17h23

Damy Kampatibe enquille son onzième mois sans salaire. Mais il a beau évoquer «les négociations sans fin» pour le loyer, l’inquiétude de ses trois enfants, l’aînée qui a dû renoncer à un master 2, c’est un gaillard plein d’entrain qui mène la visite du groupe privé Emedia, dont il est le directeur technique. Et un rien l’emballe : l’arrivée matinale en régie de Laye, «un de nos meilleurs réalisateurs, je lui fais les yeux doux pour qu’il reste malgré cette mauvaise passe», dit-il ; la «résilience» de deux monteurs «au lieu de six» qui marnent près du studio, ou d’Absa, robe scintillante mauve, qui s’apprête à présenter Jerejef Jigeen («Merci aux femmes», en wolof), émission dédiée à l’entrepreneuriat féminin.

Emedia a déménagé en octobre 2024 dans ces locaux à Dakar, étriqués mais trois fois moins chers que les précédents. «On a casé l’éléphant dans une boîte d’allumettes», sourit Kampatibe. Ultime élan de survie pour le groupe de 160 employés créé en 2018. Il digérait à peine la crise du Covid en 2020, puis l’échappée en politique de son patron en 2023, quand le parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) est arrivé au pouvoir en avril 2024. Le 19 juin, l’exécutif annonçait la suspension «jusqu’à nouvel ordre» des conventions publicitaires avec des agences ou sociétés publiques.

«Le Sénégal n’a jamais été un pays de silence»

«Les financements se sont interrompus sans préavis, on a été asphyxiés, s’étrangle le directeur général d’Emedia, Alassane Samba Diop. Dans notre modèle économique, ils contribuent à plus de 70 % des recettes. L’hémorragie de personnel a commencé après deux, trois mois de salaires impayés. Il ne reste qu’une trentaine de passionnés». Autre coup dur, la pression fiscale. Dès leur prise de fonction, le tandem d’inspecteurs des impôts, le Président, Bassirou Diomaye Faye, et le Premier ministre, Ousmane Sonko, a balayé l’effacement de la dette fiscale des entreprises de presse négociée en mars 2024 avec l’ex-président Macky Sall. Assimilant ces impayés à des «détournements de fonds publics».

Visites d’huissiers, comptes bancaires bloqués 3 mois, salaires gelés… Mohamed Gueye, directeur de publication du Quotidien (entre 5 000 et 10 000 exemplaires par jour) a «d’abord cru à une vengeance. Le fondateur du journal, Madiambal Diagne, proche de Macky Sall, était un virulent critique d’Ousmane Sonko dans ses éditos. Mais tous les confrères sont dans la même conjoncture». La crise préélectorale entre 2021 et 2024 a avivé la bipolarisation des médias. Certains, favorables à Macky Sall, auraient bénéficié de largesses du palais. De son côté, l’opposant Sonko a tourné le dos à la presse, lui préférant les réseaux sociaux.

Dans ce paysage, Sud Quotidien, créé en 1993 par des journalistes, a brillé par sa neutralité. «Mais le Pastef est arrivé avec des idées préconçues : être neutre signifie ne pas les soutenir», soupire la directrice de publication, Henriette Niang Kande. Cheveux ras et lunettes fuchsia, elle donne rendez-vous hors des locaux du journal, devenus «inhospitaliers». Le 23 juillet, un appel de fonds a été lancé par des lecteurs, pour sauver ce «monument» qui «pourrait cesser de paraître». La journaliste concède «l’étranglement financier» mais prêche «l’optimisme» : «Ce pays n’a jamais été un pays de silence, il ne le sera jamais.» Si la presse privée a subi des coups de boutoir à chacune des trois alternances politiques au Sénégal, «elle n’a jamais connu de crise aussi généralisée et d’une telle intensité», estime Ibrahima Lissa Faye, responsable de la Coordination des associations de presse.

«Un impératif de transparence»

«Il y a une volonté politique d’exterminer la presse privée», assène Mamadou Ibra Kane, président du Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse au Sénégal. Qui ajoute au tableau le non-versement du Fonds d’appui et de développement de la presse (FADP) depuis 2024. Rehaussé de près de 50 % en 2025, ce fonds de 2,8 milliards de francs CFA (4,3 millions d’euros) pourrait soulager un secteur précarisé. Le ministère de la Communication argue de la «refonte en cours du cadre règlementaire» du FADP, miné par la prévarication. «65 % de l’enveloppe était attribués à des bénéficiaires non éligibles ou exécutés en faveur de dépenses non éligibles», selon le directeur de la communication, Habibou Dia. La même doxa guide la suspension des contrats publicitaires, afin «de mettre un terme à des pratiques opaques, frisant parfois le clientélisme, et lésant des médias sérieux. Ce n’est donc pas une sanction, mais un impératif de transparence dans l’usage des deniers publics. La reprise est envisageable dans un cadre rénové, équitable et rigoureux. […] L’Etat refuse désormais d’être la perfusion d’un secteur en crise structurelle.»

Dans une économie dominée par l’informel et la dépendance du secteur privé à la commande publique, la méthode est drastique. A l’entrée du Groupe futurs médias (GFM), fondé en 2003 par le chanteur Youssou N’Dour, les délégués du personnel ont affiché une note mentionnant un «redressement». Souleymane Niang, le directeur de l’information, préfère parler d’«embryon de plan social», de «rationalisation» des effectifs – près de 500 employés. Et s’inquiète des «effets pervers» de l’économie en berne comme de l’hostilité ambiante contre la presse : «Cela crée aussi une frilosité des annonceurs privés.» Lors d’un meeting du Pastef le 10 juillet, Ousmane Sonko a vitupéré contre les médias, ciblant GFM : «Je les combattrai jusqu’au bout.». Un propos incendiaire, étayé par divers contentieux. Quatre jours plus tard, Badara Gadiaga, célèbre chroniqueur du groupe, était placé en détention provisoire notamment pour «diffusion de fausses nouvelles».

Sonko s’en est aussi pris au chef de l’Etat («Le Sénégal a un problème d’autorité»), et à des acteurs de la société civile, taxés de «fumiers», «financés par l’extérieur». «Entend-il nous asphyxier comme la presse ? s’inquiète Alioune Tine, vieux routier de la société civile et fondateur du think tank Afrikajom Center. Le Sénégal expérimente depuis Macky Sall le populisme occidental, avec cette frontière entre “eux” et “nous”. La presse, la justice et la société civile sont les ennemis. Et le parti est cet outil puissant qui devrait tout contrôler. Mais cela revient à mettre en place un Etat autoritaire – c’est un peu à la mode.» Le 1er juillet, alors que la Cour suprême confirmait la condamnation d’Ousmane Sonko dans une affaire de diffamation, il avait déclaré : «L’un des plus grands problèmes de ce pays, c’est la justice.» S’attaquant à un autre pilier de la démocratie sénégalaise, jalousée dans le bloc ouest-africain.