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Libération
Reportage

Au Sénégal, «tout ce qu’on veut, c’est la justice et un futur»

Depuis la mise sous contrôle judiciaire de l’opposant Ousmane Sonko, les rues de Dakar sont investies par une population à bout, épuisée par la pandémie et ployant sous les difficultés économiques.
Dans les rues de Dakar, ce lundi. (John Wessels/AFP)
par Anne-Sophie Faivre Le Cadre, correspondante à Dakar
publié le 9 mars 2021 à 15h19

Sur la place noire de monde, la jeune femme drapée dans un drapeau sénégalais jure qu’elle ne cessera «jamais, jamais, jamais» le combat. Comme elle, ils sont des milliers à être venus ce lundi – à pied, en taxi, en 7 places – sur la place de l’Obélisque, en soutien à l’opposant Ousmane Sonko, placé sous contrôle judiciaire ce matin-là, après cinq jours de garde à vue à la suite d’une plainte pour viol déposée par une jeune femme de 20 ans.

Dans la foule, des adolescents faisant vrombir leur moto, des couples main dans la main, des jeunes femmes au voile coloré, et même quelques vieux messieurs en boubou venus «soutenir la jeunesse». La diversité du profil des manifestants fait écho à ses revendications plurielles. Car l’arrestation d’Ousmane Sonko n’a été que le catalyseur de frustrations anciennes, aggravées par la pandémie et la crise économique en découlant.

Dans ce pays au taux de chômage grimpant jusqu’à 48%, selon l’Organisation internationale du travail, l’arrestation du dernier opposant crédible au président de la République a chamboulé le fragile équilibre d’une population à bout de forces et de patience. De nombreux manifestants ne soutiennent pas l’opposant, mais protestent contre la brutalité policière, le recul du droit à l’information, le couvre-feu, la crise économique et l’absence d’avenir. «Le pouvoir nous traite de terroristes, mais tout ce qu’on veut, c’est la justice et un futur», plaide Cheikh, qui s’avance vers l’obélisque un drapeau sénégalais à la main. Le jeune homme est venu manifester contre la violence de l’Etat, révolté par les images d’hommes en civil frappant des manifestants aux côtés des forces de l’ordre.

«Des gens qui ont faim»

Depuis une semaine, le Sénégal est «au bord de l’apocalypse», selon les mots du médiateur de la République. Alors que des blindés gardaient le centre-ville de Dakar et ses ministères, la police se livrait à une répression brutale sur les manifestants. On recense déjà de nombreux blessés par balles et huit décès – le plus jeune était un enfant de 12 ans.

Dans un pays souvent cité comme un modèle de stabilité dans un Sahel inflammable, la pandémie a touché au cœur l’économie des ménages, laissant de nombreux foyers sans ressources. «Nous n’avons plus d’espoir, nous n’avons pas d’avenir, nous avons peur pour la suite. Tous ces gens qu’on a vu piller les magasins, ce n’étaient pas des bandits de grands chemins venus se faire de l’argent en revendant les produits qu’ils avaient volés. Ces gens-là, c’étaient des gens qui avaient faim», raconte Cheick avant de se perdre dans la foule.

«Faim.» Le mot revient sans cesse dans la bouche des jeunes manifestants. Il y a Abdoulaye, ce maçon trentenaire au chômage qui se souvient des jours d’avant – quand il pouvait manger trois fois par jour. Il y a Babacar, pêcheur venu de Mbour, que le couvre-feu empêche d’aller en mer et qui rentre tous les soirs les tripes tordues par la honte – celle de ne pouvoir nourrir correctement sa famille. Il y a Aïda, jeune femme licenciée par l’hôtel qui l’employait au début de la pandémie – plus de touristes, plus de travail.

«Je ne pensais jamais manifester de ma vie», s’étonne en souriant Malick. Le jeune ingénieur, vêtu d’un boubou blanc immaculé, a voté pour Macky Sall dès le premier tour des dernières élections présidentielles, il y a deux ans. «Je n’ai aucune affection pour le personnage de Sonko, mais je suis atterré en voyant l’état de mon pays, soupire-t-il. La presse est muselée, la télévision ne parle même pas des manifestants tués. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que la vie des citoyens ne vaut rien Abdelkader, lui, s’inquiète. Le jeune homme, étudiant en sciences politiques, est venu de loin. «Quand j’ai vu nos libertés citoyennes limitées, quand j’ai vu mes camarades abattus, je me suis dit qu’il fallait aller manifester. On est là pour se battre contre la faim et pour faire entendre notre voix. On veut dire à Macky Sall qu’on n’est pas violents. Et on continuera à se battre, malgré la violence du pouvoir.»

Depuis le début de la contestation, des vidéos particulièrement brutales ont fleuri sur les réseaux sociaux sénégalais. On y voit des hommes en civil tirer des balles à blanc contre les manifestants, des policiers rouer de coups des gens à terre. Et cette photographie de sandales ensanglantées, présentées comme appartenant à un adolescent tué le jour même en banlieue de Dakar. Ces images ont profondément choqué l’opinion publique, peu habituée à ces scènes de guérilla civile.

Peu après le début du rassemblement, les policiers ont dispersé la foule à grand renfort de gaz lacrymogène. Dans une allocution diffusée sur la RTS (Radio télévision sénégalaise), lundi soir, le président Macky Sall a prêché l’apaisement. «Tous, ensemble, taisons nos rancœurs et évitons la logique de l’affrontement qui mène au pire», a-t-il déclaré, avant d’annoncer un allègement du couvre-feu – repoussé de 21 heures à minuit. Ousmane Sonko, quant à lui, a appelé à renforcer pacifiquement la mobilisation au cours d’une conférence de presse donnée peu avant l’allocution présidentielle. «La révolution est déjà lancée, rien ni personne ne pourra l’arrêter», a-t-il martelé.