Des pick-up alignés sur une digue, surmontés de mitrailleuses et de canons antiaériens. Les artilleurs font feu en direction du sud. La scène a été tournée à l’aube du mercredi 5 juin 2024. Sur la vidéo, les combattants qui poussent des cris d’encouragement sont aisément reconnaissables. Ce sont les paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF). Leur chef, le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, les a engagés dans une guerre contre l’armée régulière soudanaise commandée par son rival, le général Al-Burhan. Elle fait rage depuis presque quatorze mois. Les images ont été filmées dans l’Etat agricole de la Jézira, au sud de Khartoum, dont les RSF se sont emparés en décembre. Précisément dans le village de Wad al-Noura.
لجان مقاومة مدني تقول إن قوات الدعم السريع وثقت جريمة استخدامها المدفع الثنائي والمدافع الثقيلة والقصف العنيف في الهجوم على قرية "ود النورة"، لتحصد مئات الأرواح. pic.twitter.com/dRVIHzQEPQ
— سودان تربيون (@SudanTribune_AR) June 5, 2024
Une deuxième vidéo, diffusée sur les réseaux sociaux quasiment au même moment, montre des dizaines de corps recouverts de linceuls blancs, allongés dans une fosse. Plusieurs milliers d’hommes de tous âges, habitants de Wal al-Noura, se recueillent. Le contrechamp de l’attaque de mercredi, qui a fait «jusqu’à 100 morts», d’après un communiqué du «comité de résistance de Wad Madani», la grande ville de la Jézira. Les comités de résistance, implantés dans tout le Soudan, sont les héritiers des comités de la révolution qui renversèrent le dictateur Omar el-Béchir en 2019. Sur les images d’une troisième vidéo, tournée à la lisière sud de Wad al-Noura, une cinquantaine de dépouilles sont visibles lors de funérailles publiques. « Je suis horrifiée par les informations selon lesquelles au moins 35 enfants ont été tués et plus de 20 autres blessés lors de l’attaque contre le village », a indiqué de son côté la patronne de l’Unicef, Catherine Russell.
Ce jeudi, l’institut soudanais Fikra for Studies and Development a publié un communiqué évoquant «156 victimes confirmées» à Wad al-Noura et «220 individus gravement blessés». «Le 6 juin, les RSF ont à nouveau ravagé le village et déployé leurs forces à l’intérieur, écrivent ses auteurs. Ce n’est pas le premier massacre perpétré par les RSF dans l’Etat de la Jézira. C’est évident que leur motivation principale est le vol et le pillage des biens des habitants.» Le comité de résistance assure que l’armée soudanaise a été appelée à l’aide par les villageois de Wad al-Noura, mais qu’elle n’était pas intervenue.
Very sad footage has been circulating online of an alleged massacre that happened in the Wad Al-Noura, in Sudan's Gezira State.
— Benjamin Strick (@BenDoBrown) June 6, 2024
This video, showing numerous bodies, was taken here: 14.517308, 32.512693 pic.twitter.com/uVK7LzCsVe
Wad al-Noura est relativement éloigné de la ligne de front – de 30 à 50 kilomètres, selon le site spécialisé Sudan War Monitor. La garnison la plus proche de l’armée soudanaise, dans la ville d’Al-Manaqil, est à une soixantaine de kilomètres vers l’est. Pour quelle raison les troupes de Hemetti ont-elles bombardé cette localité, faisant autant de victimes civiles ? «La milice d’Al-Burhan [l’armée soudanaise] et les forces islamistes [alliées du gouvernement] ont mobilisé d’importantes forces dans trois camps ennemis dans la zone de Wad Al-Noura, dans le but d’attaquer nos troupes, justifie un communiqué des RSF publié dès mercredi. Nous ne resterons pas les bras croisés face aux mouvements ou rassemblements ennemis.»
«Mobilisations spontanées de citoyens»
Aucune preuve de la présence de l’armée soudanaise à Wad al-Noura n’a cependant été apportée. Celle des milices islamistes est, elle aussi, mise en doute par les observateurs. «Dans le pays, il existe bien des milices islamistes, proches de l’ancien régime, qui ont rapidement rejoint le camp des Forces armées soudanaises au début du conflit, rappelle Mohamed Nagi, rédacteur en chef du site Sudan Tribune. Mais ces derniers mois, surtout dans l’Etat de la Jézira, on assiste à des mobilisations spontanées de citoyens qui veulent simplement défendre leurs biens, leurs villes et parfois leur vie, contre les RSF.» Le 17 mai, une vidéo montrant des camions remplis de miliciens à Wad al-Noura a été diffusée par l’armée soudanaise. Les habitants assurent qu’ils sont depuis repartis. Le site Sudan War Monitor relève que «le caméraman [de la première vidéo, sans doute un membre des RSF] critique les villageois pour avoir inondé la zone, compliquant l’accès des véhicules militaires des RSF à Wad al-Noura», et estime qu’«un tel acte de résistance pourrait avoir provoqué les représailles des RSF».
Ces dernières semaines, la bataille la plus rude se déroule à 800 kilomètres plus à l’ouest, à El-Fasher, dernière ville de la région du Darfour à échapper au contrôle du général Hemetti. Les RSF, qui l’assiégeaient, sont passés à l’assaut le 10 mai. La sixième division de l’armée soudanaise, et surtout ses alliés des groupes armés, résistent tant bien que mal. «Au cours de ces vingt jours de lourds affrontements, les RSF ont gagné du terrain sans être arrêtés par les Forces armées soudanaises», décrit un rapport du laboratoire de recherche humanitaire de l’université de Yale, fondé sur des analyses d’images satellitaires. Selon Médecins sans frontières, seule organisation humanitaire internationale à être présente sur place, 203 patients sont morts à l’hôpital du sud de la ville – le seul fonctionnel – depuis le début de l’offensive. Le nombre de victimes des combats est sans aucun doute plus élevé. Beaucoup de blessés ne parviennent pas à atteindre l’hôpital à temps.
Nettoyage ethnique
L’université de Yale a par ailleurs observé des «destructions systématiques d’habitations dans les quartiers zaghawas» du sud de la ville, «ce qui représente la première indication d’un potentiel ciblage ethnique des RSF à El-Fasher». Les Zaghawas, communauté non arabe, fournissent le gros des combattants du Mouvement de libération du Soudan (SLM) et du Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM), deux anciens groupes rebelles du Darfour qui ont rallié le camp «loyaliste» du général Al-Burhan. Dans le sillage de leur conquête des villes du Darfour, les RSF ont mené des campagnes de nettoyage ethnique, notamment envers la communauté massalit, à El-Geneina, en juin et en novembre. «Dernièrement, 14 villages autour d’El-Fasher ont été incendiés par les RSF», ont également révélé les images satellites analysées par le laboratoire de recherche humanitaire.
Près de 90 000 habitants de la capitale historique du Darfour ont déjà fui les affrontements. Quand ils le peuvent. Car il arrive que les hommes de Hemetti abattent les déplacés : des témoins ont raconté à Sudan Tribune que neuf hommes ont été exécutés devant les membres de leur famille alors qu’ils tentaient de gagner Mellit, ville contrôlée par les RSF à une soixantaine de kilomètres au nord d’El-Fasher. Jeudi, l’Organisation internationale pour les migrations a averti que le nombre de déplacés internes dans le pays pourrait «dépasser les 10 millions» dans les prochains jours. A travers le pays, 70 % d’entre eux «tentent désormais de survivre dans des zones menacées de famine», avertit l’agence onusienne.
Article mis à jour le 7 juin à 10h20 avec la déclaration de la directrice de l’Unicef, Catherine Russell, sur les 35 enfants parmi les victimes de Wad al-Noura.