«Goma occupé» ou «Goma libéré» ? Les mots n’ont jamais eu autant d’importance en république démocratique du Congo. Jeudi 6 février, le stade de l’Unité de Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu conquise fin janvier par les rebelles du M23 au prix de plus de 3 000 morts, est plein à craquer. Des dizaines de milliers de personnes, de jeunes hommes en très grande majorité, sont venus voir ce qu’ils appellent désormais – publiquement, du moins – le «nouveau gouvernement» ou «les libérateurs». Willy Ngoma, le porte-parole du M23, tout sourire, en treillis et casquette kaki, monte sur l’estrade, sous les acclamations. S’il avait l’air sur le qui-vive dans les jours qui ont suivi l’entrée des rebelles dans Goma, ce jour-là, il exulte lorsqu’il prend le micro : «On va danser ! Enfants de Goma, levez les bras.» Puis résonne un chant révolutionnaire, repris en chœur : «Le Congo sera construit par nous, le peuple congolais.» Une barrière s’écroule sous la pression de la foule, une femme tombe et se relève de justesse.
Arrive ensuite Corneille Nangaa, veste beige, casquette noire ornée d’un aigle, symbole de l’Alliance du fleuve Congo (AFC) qu’il représente. Le chef de la plate-forme politico-militaire dont fait partie le M23 réclame une minute de silence pour les victimes de la guerre, peu respectée par une foule agitée, puis entame l’hymne national congolais. Il prend la parole, le poing levé : «La population nous a appelés pour la libérer ! Alors, allons-nous nous arrêter à Goma ?» «Non, clame le stade. Jusqu’à Kinshasa !» «Félix [Tshisekedi, le président congolais, ndlr] doit partir !» ajoutent quelques-uns.
Le message est clair. Pour le mouvement rebelle, c’est une démonstration de force. La veille, des voitures équipées de haut-parleurs ont circulé à travers la ville, encourageant vivement les habitants à ne pas manquer ce premier discours public. Le matin, à pied pour la plupart, ils ont afflué vers le stade depuis tous les quartiers. De leur plein gré, ou par peur. «Les gens, surtout les jeunes, craignent d’être chicotés s’ils n’y vont pas, confie un motard, avant de se raviser. Nous y allons aussi pour entendre ce qu’ils ont à nous dire.» Les commerçants ont reçu l’instruction de fermer boutique le temps du rassemblement. Un épicier a laissé discrètement sa porte entrouverte. A la vue de militaires qui patrouillent, il annonce qu’il est sur le point de poser le cadenas : «Il faut respecter les ordres du nouveau régime», dit-il, en repoussant un client. Après trente ans d’une guerre qui n’a jamais vraiment pris fin, Goma sait reconnaître quand le vent tourne. Ce n’est pas la première fois que la ville est conquise. En 2012, elle avait connu le même sort, avant de voir le M23 la quitter à peine une semaine plus tard, sous les pressions internationales. Cette fois, le groupe armé semble décidé à rester.
Une provocation pour Kinshasa
Dans son discours, Corneille Nangaa promet la sécurité et une vie meilleure. Il tente de convaincre et de rassurer : «Vous pouvez dormir tranquillement. Nous voulons vivre ensemble, l’unité des Congolais. Notre souhait, c’est de construire le pays.» Il affirme avoir l’intention de réformer la police, l’administration, la justice, et annonce la reprise des cours dans les écoles dès la semaine prochaine. L’homme fort de l’AFC présente ensuite les nouvelles autorités nommées par son mouvement pour diriger la ville et sa région : un gouverneur (un militaire, cadre de l’AFC, blessé l’an dernier dans une frappe de drone), deux vice-gouverneurs, un maire… Le Nord-Kivu sera désormais administré «de manière autonome, confirme Corneille Nangaa à Libération. La balkanisation du Congo n’est pas dans notre agenda, mais entre-temps, l’espace où nous sommes aujourd’hui est libéré.» Une provocation pour Kinshasa.
Eclairage
L’ancien président de la Commission électorale congolaise, devenu chef rebelle, n’a pas troqué ses effets militaires pour une tenue civile par hasard. Il a même taillé sa barbe pour l’occasion. Alors que le M23 et les troupes rwandaises continuent leur offensive, en direction de Bukavu, la capitale provinciale du Sud-Kivu, qui fait face à Goma, de l’autre côté du lac, ses ambitions sont aussi politiques. Il ne s’en cache pas. «L’objectif, c’est la libération de notre population contre ce régime corrompu, dit-il. Ils nous ont poussés à la lutte.»
A l’écart du front, le mot d’ordre est le «retour à la normale». L’AFC pousse les dizaines de milliers de déplacés à rentrer chez eux. Des camps qui entouraient Goma, il ne reste presque rien. Zebelize Tuyanbazi y a vécu pendant deux ans et demi sous une tente, avec son mari et ses sept enfants. Elle est revenue chez elle, à une quarantaine de kilomètres au nord de Goma, il y a à peine une semaine. «Quand des bombes sont tombées sur le camp, nous avons trouvé refuge dans une école. Mais sans aide alimentaire, je ne pouvais pas rester plus longtemps, témoigne-t-elle. Alors nous avons marché jusqu’ici, pendant neuf heures. Je portais un des petits, mon mari un autre. Les deux plus jeunes, les autres ont dû marcher aussi.» Arrivée chez elle, elle trouve sa petite maison de planches partiellement détruite par les combats. Elle tente de colmater le toit avec des bâches. «Il ne reste plus rien, tout a été volé : les lits, les matelas… J’ai un champ, mais je ne peux pas le cultiver sans outils et sans graines. Nous allons d’abord travailler pour d’autres, qui sont restés ici, pour gagner un petit quelque chose. Et on va essayer de recommencer. Ici, ou ailleurs, c’est la même souffrance.»
«Le vrai problème, c’est l’économie»
La crise humanitaire est alarmante, alors que les moyens sont consacrés à l’effort de guerre, par les deux camps. La lutte d’abord, le développement viendra ensuite, assure l’AFC, comme d’innombrables mouvements rebelles et révolutionnaires l’ont fait par le passé. La coalition met en avant l’administration des zones déjà sous son contrôle. Comme à Rutshuru, à 70 kilomètres au nord de Goma, occupé par le M23 dès octobre 2022. Les soldats y sont peu visibles dans les rues, hébergés dans un camp militaire sur les hauteurs de la ville. Ici aussi, de nouvelles autorités ont été mises en place. Devant l’hôpital, deux combattants du M23, qui disent avoir été «blessés dans les affrontements à Goma», l’un à la jambe, l’autre à la tête, sont amenés pour des soins, en tenue civile, à bord d’une voiture noire sans immatriculation.
«Nous sommes déjà habitués. Et il y a la sécurité, ça va. On n’entend plus de coups de balles, et il n’y a plus d’enlèvements, affirme Héritier Kambala, qui tient une petite épicerie. Le vrai problème, c’est l’économie. Des entreprises ont fermé. Et puis, il y avait au moins cinq barrières sur la route de Goma, tenues par des wazalendo – miliciens –, et il fallait payer une taxe. Ça a fait monter les prix. Maintenant, ça circule librement, et on espère que ça va s’arranger.»
Reportage
D’autres n’ont pas encore pu retrouver leur foyer. Jeannette Kumvu, une agricultrice qui vend ses choux sur le marché, vient d’un village «à quelques heures de marche», vers le nord. Avec sa famille, elle a été plusieurs fois déplacée jusqu’à atterrir ici, quatre mois plus tôt. «Il y a toujours des affrontements, dit-elle. Et puis, si nous revenons, nous risquons aussi d’être accusés d’espionner pour le M23.» Dans la région, un groupe armé – allié aux forces armées congolaises – est toujours actif, dirigé par le général auto-proclamé «Domi», sous sanctions internationales.
Le M23 est, lui aussi, accusé d’être responsable de crimes de guerre. Plusieurs rapports d’experts des Nations unies ont documenté des exécutions sommaires, des massacres de civils, et le recrutement d’enfants-soldats. Un acteur de la société civile affirme avoir été intimidé par les représentants locaux du mouvement rebelle, qui le soupçonnaient d’avoir fourni des informations publiées dans l’un de ces rapports.
«Chasser Tshisekedi»
«Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qu’ils piétinent», dit l’abbé Patrick, le curé de la grande église catholique de Rutshuru, construite en briques et remplie de fidèles chaque dimanche, le long de la route de terre qui traverse la ville. En juillet, Corneille Nangaa y avait fait irruption et pris la parole devant l’assemblée. Un incident qui avait suscité une réaction de l’Eglise catholique, qui interdit de donner la parole aux acteurs politiques pendant les offices religieux. «Ce que veut avant tout la population, c’est la paix et la sécurité», répète le prêtre. Une paix qui semble encore lointaine.
Le coordinateur de l’AFC regrette de ne pas avoir été invité à la table des négociations sur la crise en RDC, qui doivent se tenir ce samedi et dimanche en Tanzanie. «Nous avons toujours clamé haut et fort que la crise congolaise devait trouver sa solution par la voie politique, entre nous Congolais, explique-t-il. C’est Tshisekedi qui refuse.» Alors, à la fin de son meeting à Goma, Corneille Nangaa invite les anciens militaires, miliciens, et tous ceux qui le souhaitent, à rejoindre le mouvement. Des dizaines d’hommes et d’adolescents se précipitent sur la tribune, apparemment volontaires pour s’enrôler. «Nous sommes déterminés. Nous allons chasser Tshisekedi», crie Claude, 25 ans, tee-shirt déchiré, une seule sandale aux pieds, l’autre sans doute perdue dans la cohue. La RDC compte des millions de jeunes, comme lui, en manque d’argent, de cause et d’espoir, prêts à prendre les armes dans une nouvelle guerre qui a déjà fait des milliers de morts.