Pistes vertes
«Pistes Vertes» est une série de reportages consacrée aux initiatives pour lutter contre les effets du réchauffement climatique, dans les régions les plus affectées du monde. Chaque mois, «Libération» donne la parole aux communautés en première ligne, qui pensent que des solutions existent et qu’il n’est pas trop tard. Ce projet a reçu le soutien du Centre européen de journalisme dans le cadre du projet Journalisme de solutions, financé par la fondation Bill & Melinda Gates. «Libération» a conservé sa pleine indépendance éditoriale à chaque étape du projet.
Quand on lui a dit qu’il était possible de ralentir l’avancée de la mer avec des troncs d’eucalyptus et des feuilles de palmier, Jacques Sarr, 27 ans, comme de nombreux habitants du coin, s’est montré dubitatif. «Et puis, j’ai regardé un documentaire sur l’île de Diogué, en Casamance, dans le sud du pays. Là-bas, ils ont récupéré beaucoup de sable en installant des barrages avec des matériaux naturels. Maintenant, j’y crois fermement.»
Fin avril, cet étudiant s’est porté volontaire, avec une quinzaine d’adolescents, pour installer un barrage en forme d’épi de blé sur la plage qui borde son village d’enfance, à Ngounoumane, à 150 kilomètres au sud de Dakar. «Depuis qu’on est tout petits, on voit la mer avancer, beaucoup d’arbres ont été déracinés. Rien n’avait jamais été fait pour lutter contre l’érosion, jusqu’ici», raconte-t-il, débardeur des Lakers sur le dos, en plantant des piquets sur une vingtaine de mètres. Au bout de deux heures de labeur, le barrage a fière allure. L’équipe du jour se rassemble régulièrement pour reboiser la mangrove ou ramasser des déchets sur la plage. «On se mobilise pour l’avenir du village, si on ne fait rien, on ne pourra plus vivre ici», résume Jacques Sarr, en avalant un thé bien mérité.
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Au Sénégal, les 700 kilomètres de côtes sont particulièrement menacés par l’érosion côtière, un phénomène accentué par le changement climatique et la multiplication des tempêtes et des cyclones. Il cause de lourds dégâts dans un pays qui concentre l’essentiel de ses activités sur les littoraux, que ce soit la pêche, le secteur industriel ou le tourisme.
«Ça implique les populations locales»
Là où la station balnéaire de Saly a bénéficié, en 2020, d’une dizaine de brise-lames pour sauver ses plages, là où la ville de Saint-Louis, classée depuis l’an 2000 au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, a récemment achevé une nouvelle digue pour protéger ce qui reste de la langue de Barbarie, des communes comme Ngounoumane souffrent en silence. Elles n’ont ni l’ossature économique ni la densité de population suffisante pour attirer de lourds investissements. Les méthodes douces, moins coûteuses, y semblent donc tout indiquées.
Parmi ces dernières, le système d’épis Maltais-Savard (Sems) – du nom des deux ingénieurs canadiens qui l’ont mis au point dans les années 90 – est expérimenté sur l’île de Diogué, en Casamance, depuis 2019, avec un certain succès. Il consiste à planter des piquets sur 20 mètres de longueur et 6 mètres de largeur, dans une forme d’épi, et aux pieds desquels sont tressées des feuilles de cocotier ou de palmier, pour permettre une sédimentation au passage des marées ; et ainsi regagner, centimètre par centimètre, du terrain sur l’océan, dans des zones soigneusement délimitées.
Le coût de chaque barrage oscille entre 100 000 et 200 000 francs CFA (entre 150 et 300 euros). Peu de matériaux sont nécessaires, mais la méthode, pour fonctionner dans le temps, demande un entretien rigoureux. «C’est une méthode intéressante à plusieurs titres, elle préserve la biodiversité, elle n’affecte pas négativement d’autres parties de l’île, elle est relativement bon marché, et est généralisable dans les zones où les courants marins sont similaires, résume Moussa Sall, coordonnateur au Centre de suivi écologique, à Dakar. Le plus important, c’est que ça implique les populations locales.»
Le phare qui n’est plus qu’un bout de ferraille
L’île de Diogué, située à l’embouchure du fleuve Casamance, dans le sud du pays, est le site pilote de cette méthode. L’érosion menace très sérieusement cette île cosmopolite, qui vit pratiquement exclusivement de la pêche. La côte, constituée de mangroves et de sables, y est fragile. Le sédiment se déplace au gré des courants marins et des marées. De fait, elle a perdu quinze hectares en dix ans.
Sur place, les habitants racontent les déménagements de nuit en catastrophe en période de tempête, les rizières incultivables du fait de la salinisation de l’eau, le phare qui n’est plus qu’un bout de ferraille, l’école primaire qui a dû déménager de plusieurs kilomètres. Mais on y entend aussi des histoires inspirantes, à l’image de la plage du campement militaire sur laquelle les hommes jouent désormais au football, grâce à deux épis, qui ont été progressivement prolongés vers la mer. Les sept autres épis qui ont été installés un peu plus loin, sur la côte sud-est, protègent tant bien que mal le quai de pêche, où les femmes sèchent le poisson. Leur construction a mobilisé une centaine de jeunes de Diogué et des îles voisines.
Lamine Sagna, le directeur de l’école primaire de Diogué, est un des moteurs de ce projet entamé en 2019. «Là où se trouvaient certains épis, on a même vu de l’herbe repousser», relate celui qui a pris, trois ans durant, des mesures avec les écoliers sur le terrain. Jusque-là, les actions entreprises par les habitants avaient consisté à opposer des déchets, des coquillages ou des pneus à l’océan. Il y a une dizaine d’années, une coûteuse campagne de reboisement de filaos n’a pas eu les effets escomptés. On en aperçoit aujourd’hui les restes en longeant la plage. Les bailleurs européens de ce projet ne seraient jamais revenus sur l’île. «L’érosion des côtes est un phénomène que les gens ne comprennent pas. Par le passé, des habitants ont même sacrifié des animaux pour tenter de calmer la mer, explique l’enseignant Daniel César Gomis, en poste sur l’île depuis 2017. Il faut comprendre pourquoi et comment fonctionnent les courants marins pour espérer arriver à des résultats.»
Une île remodelée au fil des ans
La lutte contre l’érosion ne serait pas une priorité pour les insulaires. «Le poisson se fait rare, les pêcheurs partent en mer coûte que coûte pour gagner leur vie, poursuit l’instituteur de 34 ans. Au début, c’était compliqué, il arrivait que des pêcheurs amarrent leurs pirogues sur les épis, mais maintenant, la population est convaincue de leur efficacité. Du moins, ils savent que, sans les épis, la situation serait encore pire.» Les deux enseignants en sont persuadés : «Pour que ça fonctionne à long terme, il faut rémunérer les personnes qui entretiennent les épis.» Cette dynamique a été mise en place à Diogué, à l’initiative, notamment, de Patrick Chevalier, un économiste français à la retraite au cœur de ce projet depuis ses premiers balbutiements.
Ramassage de feuilles de palmiers dans la brousse, entretien des épis, prise de mesures… Les tâches, réparties entre plusieurs insulaires, ont permis de récupérer plusieurs mètres de plage. A terme, la mairie de Kafountine – dont dépend Diogué – devrait prendre en charge le dispositif, via un programme de gestion du littoral ouest-africain financé par la Banque mondiale. Dans cette dernière localité, deux épis devraient bientôt être installés sur le quai de pêche, où travaillent 3 000 femmes.
Depuis l’an passé, la méthode d’épis Maltais-Savard est répliquée dans plusieurs localités du Delta du Saloum, au nord de l’enclave gambienne, comme à Ngounoumane, mais également à Dionewar, une île remodelée au fil des ans par les courants marins.
«De 1987 à aujourd’hui, on a perdu environ 130 mètres de plage», explique Mohamadou Lamine Ndong, à l’ombre d’un anacardier, la voix couverte par le roulement des vagues. Le chef du village a été convaincu par le système d’épis Maltais-Savard après une visite sur l’île de Diogué. «Aujourd’hui, nous avons installé sept épis, solidement implantés, sur 800 mètres de longueur. Ça avance à pas d’escargot, mais ça avance. L’objectif est de surélever la plage, pour protéger le trait de côte. Chaque semaine, on gagne quelques centimètres de hauteur», explique le chef de village de 69 ans, qui ambitionne d’en construire une dizaine d’autres dans les années à venir – faute d’avoir le budget pour des digues ou des brise-lames.
«On veut les convaincre que c’est du concret»
Si les premiers chantiers ont réuni plus d’une centaine d’insulaires, l’entretien des barrages épis a été plus compliqué à mettre en place. «Le défi, c’est d’accompagner les villageois à être autonomes», résume Elisabeth Tambedou, la coordinatrice de l’association Nébéday, qui finance cette méthode douce dans la région, via un programme européen de trois ans ; une gageure.
L’association a récemment été contrainte d’annuler un ciné-débat sur le thème de l’érosion côtière, à Ngalou, le village voisin de Ngounoumane, faute d’affluence. L’océan y engloutit pourtant des maisons de longue date, comme en témoignent les ruines et les troncs décapités le long du trait de côte. «Ils ne trouvent pas crédible d’opposer des piquets à la force de la mer. On veut les convaincre que c’est du concret.»
Elisabeth Tambedou et son équipe planchent actuellement sur une application pour suivre les résultats des épis. En un an de pratique, leur technique de construction s’est affinée. «Depuis peu, on utilise une motopompe pour pouvoir planter les piquets plus profondément dans le sable, de manière à ce qu’ils résistent aux tempêtes. On prend en compte le coefficient de marée, la météo, on expérimente», explique cette femme de terrain. Selon Samba Ndongo, un autre membre de l’association, chargé du suivi des campagnes de reboisement du palétuvier : «Ce n’est pas une solution magique, il faut du suivi, de l’entretien, mais quelque chose est enfin entrepris pour lutter contre l’érosion côtière. Les jeunes qui viennent installer bénévolement les épis, ce sont des forces vives. Ils peuvent devenir des leaders pour leurs villages sur les questions climatiques.»