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Libération
Reportage

Côte d’Ivoire : derrière la nouvelle ruée vers l’or, «l’eau noire» qui empoisonne les espoirs d’une vie meilleure

Libé Afriquedossier
Alors que le cours explose, l’or suscite de nouvelles convoitises dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. Mais cette fièvre aurifère laisse un goût amer, comme à Ouyatouo, village près de la frontière libérienne, sur fond de soupçons de pollution au cyanure.
La mine d’or d’Ity, en Côte d'Ivoire. La commune d'Ouyatouo, juste à côté du site, en subit les conséquences environnementales. (DR)
publié le 21 décembre 2024 à 11h35

Cheveux gris, mine renfrognée, Honoré Goula, semble fatigué. «Je suis malade. Ma vue décline de façon accélérée, et j’ai de constants maux de tête», s’excuse le chef traditionnel d’Ouyatouo. A l’ouest de la Côte d’ivoire, cette petite localité poussiéreuse de 20 000 habitants, jouxte la mine d’or d’Ity, la plus ancienne du pays Même s’il n’associe pas l’activité minière à sa santé fragile, le chef de ce patelin isolé regrette les effets qu’elle produit auprès des jeunes : «Ils ne veulent plus cultiver les champs comme leurs pères. Les marigots et les bas-fonds des cultures s’assèchent, ce n’est plus assez rentable», déplore-t-il. Assis aux côtés de lui, Daniel, son arrière-petit-fils, est un adolescent de 16 ans au regard mélancolique. Comme d’autres jeunes du village, il a arrêté l’école et rêve de travailler à la mine. «Ils m’ont dit que j’étais trop jeune», soupire-t-il, en s’avançant vers la grille, d’où l’on aperçoit des bâtiments plutôt neufs, qui évoquent un camp militaire. Deux mondes semblent se côtoyer, à quelques mètres de distance.

Débrouillardise et survie

Depuis Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, il faut plus de douze heures de route pour atteindre la mine d’Ity, et longtemps la seule exploitée dans le pays, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière avec le Liberia. Plus on s’enfonce vers l’ouest, plus on croise de petites villes poussiéreuses, fourmillantes et misérables, dignes d’un décor de western. Elles servent souvent de paravent à une ruée vers l’or qui, depuis une dizaine d’années, transforme la terre rouge de cette région en un véritable gruyère de trous et monticules, sous l’effet de l’orpaillage sauvage comme de celui d’entreprises légales qui exploitent un filon de plus en plus rentable.

Au bout du périple, on arrive à Zouan-Hounien, le chef-lieu de cette région isolée, longue succession de petits commerces qui suintent la débrouillardise et la survie. Il faut encore avaler 20 km de piste pour atteindre Ouyatouo. Un ensemble de maisons aux toits en tôle entourés de bananiers, tous recouverts de poussière rouge, ce qui lui donne l’apparence d’une sorte de planète Mars tropicale.

Comme toute la région, Ouyatouo vit au rythme de cette fièvre aurifère qui a bouleversé l’économie traditionnelle d’un pays longtemps tourné vers l’agriculture. La Côte d’Ivoire est depuis longtemps le premier producteur mondial de cacao. Mais désormais, les rêves de prospérité ne se contentent plus des fruits de la terre. Il faut creuser le sous-sol pour trouver l’espoir d’un nouvel eldorado. La mine d’Ity est exploitée depuis 1991. Mais «l’activité s’est intensifiée ces dernières années sous l’influence des nouveaux propriétaires», rappelle Honoré Goula, assis dans la cour de sa maison, à quelques mètres de la piste qui mène à l’entrée de la mine. Des camions et des bus transportant le personnel y circulent en permanence.

A elle seule, la mine d’Ity aurait livré une production de 5,2 tonnes d’or au premier semestre 2024. Soit presque 10 % de la production nationale anticipée pour toute l’année – 55 tonnes contre 42 il y a trois ans. Mais à Ouyatouo, ce succès suscite bien des interrogations. Fin juin, une vanne, utilisée dans la mine voisine pour évacuer les déchets, a soudain rompu. Près de 3 000 litres de boue contaminée aux métaux lourds et au cyanure se sont alors déversés dans le fleuve Cavally tout proche, comme dans les marigots avoisinants. Si plusieurs villages ont été touchés, Ouyatouo fut l’épicentre de cette pollution inédite, largement relayée à l’époque par la presse locale comme internationale. Puis le village est retombé dans l’oubli, bien loin des regards et de l’euphorie qui s’impose à Abidjan, la capitale économique, à l’évocation du potentiel minier du pays.

A proximité de l’aéroport se dresse l’immense centre des expositions, vitrine du dynamisme du pays. De fin novembre à début décembre, on y accueillait le Sirexe, «le salon international des ressources extractives et énergétiques». Pour la première fois en Afrique, les trois grands secteurs des mines, du pétrole et de l’énergie étaient représentés. L’ambiance y était optimiste et l’or au cœur de toutes les discussions. «Ce joyau qui n’a aucune utilité industrielle, ne sert à rien, contrairement à la plupart des autres minerais, s’amuse un entrepreneur à Abidjan. Sauf en temps de crise, où c’est un placement spéculatif intéressant.»

Il faut croire que la crise est bien là. Car, depuis janvier, le cours de l’or explose, atteignant en juillet le prix record de 2 482 dollars l’once (soit 31,1 grammes d’or pour 2 269 euros). «Un métal vieux comme le monde qui se présente comme le meilleur placement en 2024», confirmait en avril, l’hebdomadaire Capital.

La Côte d’Ivoire n’est que le neuvième producteur d’or en Afrique, le 22e au rang mondial. Mais les perspectives sont d’autant plus alléchantes que le potentiel du pays a été longtemps sous-exploité. «Nous vivons un moment historique en Côte d’Ivoire ! La production d’or a été multipliée par quatre en dix ans !» martelait ainsi sous un chapiteau du Sirexe l’économiste Eric Kacou, spécialiste du conseil en investissements en Afrique, déclenchant une salve d’applaudissements. Entre 2015 et 2022, 174 permis d’exploitation minière ont été attribués, parmi lesquels 93 % concernent le célèbre métal jaune. De nouvelles perspectives d’exploitation se dessinent, à chaque fois accueillies dans l’euphorie.

Début mai, le groupe minier Montage Gold a ainsi révélé avoir découvert dans le nord-ouest du pays un gisement «de taille mondiale». A la veille de l’ouverture du Sirexe, le PDG d’Endeavour Mining, Ian Cockerill, s’est affiché aux côtés du président ivoirien, Alassane Ouattara, pour annoncer que l’exploitation du gisement aurifère de Tanda, découvert en 2022 dans l’est du pays, pourra commencer en 2028 avec une production annuelle de 11 tonnes d’or, et de 150 tonnes au total sur quinze ans. La plupart des représentants de ces multinationales aurifères – des hommes blancs, élégants, en costume cravate – étaient présents au sommet pour célébrer la «formule gagnante» de la Côte d’Ivoire, selon l’expression du même Ian Cockerill, qui saluait tout autant le formidable potentiel du pays que les exonérations fiscales dont y bénéficient les investisseurs étrangers.

«Ity» signifie «l’eau noire»

Endeavour Mining est un bon exemple de l’embellie dont profitent les géants du secteur. Cette multinationale canadienne, qui fut d’abord une banque et une société de conseil, s’est peu à peu tournée vers l’exploitation aurifère dans toute la sous-région devenant, avec une rapidité inédite, le premier producteur d’or en Afrique de l’Ouest. Elle affiche un chiffre d’affaires global de 2,11 milliards de dollars canadiens en 2023, soit 1,42 milliard d’euros. L’équivalent de 10 % du budget prévisionnel de la Côte d’Ivoire pour 2024. La multinationale y est présente dans l’exploitation de trois mines d’or. En commençant par celle d’Ity dont elle a progressivement racheté les parts à la Société minière ivoirienne (SMI), une société d’Etat, jusqu’à détenir désormais 85 % du capital.

En langue yacouba, l’ethnie dominante dans ce coin perdu, «Ity» signifie «l’eau noire». Les habitants d’Ouyatouo sont partagés sur l’origine de ce nom. Mais il résonne soudain étrangement avec la pollution aux métaux lourds qui a affecté le village. Or sur ce sujet, deux versions s’affrontent. Celle, officielle, qui vante depuis le début un «impact limité» : «Une fois la fuite identifiée, l’usine de traitement a été fermée, les lignes de résidus ont été dépressurisées et les vannes défectueuses ont été isolées et remplacées», assure la direction de Endeavour Mining dans un mail adressé le 11 décembre à Libération. «Plus de 40 consultations ont été réalisées à la clinique de la mine, 352 ordonnances ainsi que des kits médicaux ont été distribués», précise le courriel, qui situe l’incident dans «la nuit du 22 au 23 juin».

Et c’est là que le bât blesse : l’autre version, celle des représentants des villageois rencontrés sur place, date la fuite à au moins vingt-quatre heures plus tôt : dans «la nuit du 21 au 22 juin». C’est d’ailleurs ce qu’ils rappellent dans les courriers envoyés le 18 novembre à plusieurs ministères à Abidjan et restés sans réponse. «Personne ne nous a prévenus du danger au moment même de l’accident, affirme Célestin Balla, le jeune «chef de terre», chargé des questions foncières. C’est en découvrant le nombre inhabituel de poissons morts flottant sur le fleuve que nous avons compris que quelque chose d’anormal se passait. J’ai aussitôt sollicité le griot du village, qui a alerté toute la communauté afin qu’elle ne consomme pas l’eau ou ces poissons. Mais hélas, certains l’avaient déjà fait.»

«Obligés de payer pour boire de l’eau»

En tout, 185 personnes auraient été contaminées. «J’ai eu des vertiges, des diarrhées, le ventre soudain gonflé», énumère Laurentine Bié, une mère célibataire de 38 ans, tout en aspirant un petit sachet en plastique contenant de l’eau potable. En juillet et en août, un camion-citerne de l’Office national de l’eau potable (Onep) a régulièrement approvisionné les habitants pour faire face au risque de contamination. Et puis soudain, les livraisons se sont arrêtées. «Sans explication», affirme Laurentine.

«Depuis, nous sommes obligés de payer pour boire de l’eau», se lamente-t-elle. Les symptômes se sont estompés, aucun décès n’est à déplorer, mais elle reste inquiète : «Nous ne savons pas ce que cette contamination a pu produire dans notre corps.» Les habitants du village se plaignent de ne pas avoir tous bénéficié d’examens biologiques complets et gratuits. Et surtout, ils attendent encore le rapport d’expertise promis par le Ciapol, le centre antipollution ivoirien.

Trois jours après la reconnaissance officielle de la pollution, une équipe du Ciapol est dépêchée sur place et effectue des prélèvements. Ces experts interdisent alors formellement aux villageois de consommer l’eau et les poissons sur place. «Depuis, nous vivons dans l’attente du rapport qu’ils ont rédigé et qui analyse les prélèvements effectués. Il n’a pas encore été rendu public et nous n’avons toujours pas le feu vert officiel pour consommer à nouveau l’eau et les poissons», souligne Célestin Balla.

Contacté par mail par Libération, le directeur du Ciapol, Bernard Yapo, n’a pas donné suite. «Aujourd’hui, il n’y a plus de pollution sur zone», aurait-il pourtant déclaré en juillet, sur place, selon un article paru dans la presse locale. Mais dans le même article, le directeur de la mine évoque bien l’existence d’un rapport dans lequel il ne serait, selon lui, «nulle part mentionné la mort de poissons dans le fleuve Cavally». Contre toute évidence. Alors qui croire ? Et pourquoi le rapport n’est-il pas publié ? «L’eau, on ne peut pas s’en passer pour vivre. Or les bouteilles d’eau coûtent cher», explique encore le chef de terre, suscitant un murmure d’approbation parmi les villageois rassemblés dans la cour du chef traditionnel, son supérieur hiérarchique.

«Une profanation de nos lieux sacrés»

Le dialogue avec les dirigeants de la mine n’est pourtant pas rompu. Ce jour-là, une rencontre est d’ailleurs prévue. Sur un sujet un peu particulier. «Cette pollution au cyanure, c’est aussi une profanation de nos lieux sacrés. Depuis toujours, nos ancêtres vouent un culte à cette eau, celle du fleuve. Et si elle est sacrée, c’est parce qu’elle abrite la vie, explique le chef de terre. Les poissons morts suite à la pollution, nous les gardons désormais dans un lieu secret.»

«Ils seront déterrés pour les rituels de réparation. Ceux que nous indiqueront les âmes de nos ancêtres. Et qu’il faudra répéter chaque année, durant sept ans», explique encore Célestin Balla, juste avant de partir négocier avec les dirigeants de la mine. Le «devis» pour ces sept ans d’offrandes rituelles avait été estimé à environ 10 000 euros. «Ils nous accordent un peu moins de la moitié», révèle le chef de terre une fois de retour sur la terrasse de son supérieur, alors que le soleil décline.

Les responsables de la mine ont certes financé le forage d’un nouevau puits. Et a promis de réparer trois pompes défectueuses. Mais certains puits, dont celui qui jouxte la maison du chef traditionnel, restent condamnés faute de résultats d’analyses. Une brouette remplie de bouteilles d’eau minérale vides trône à côté, symbole de la pénurie qui se prolonge. «Vu la proximité de la mine, nous vivons dans la peur que le scénario de l’accident se répète», soupire Célestin Balla. Avant d’ajouter : «Nous ne sommes pas contre la mine, nous voulons juste que tout se passe dans de bonnes conditions.»