La silhouette de Kurt Cobain s’étale en une du journal. Nous sommes le 11 avril 1994, et Libé consacre son titre principal au suicide du chanteur de Nirvana. En bas à gauche, un autre drame est signalé : «Récits de massacres à Kigali». Sur place au Rwanda, Jean-Philippe Ceppi décrit l’horreur de la traque implacable qui vise la minorité tutsie. Il y aurait déjà 10 000 morts. En seulement quatre jours. Et le journaliste lâche le mot : c’est un génocide. Evidemment, a posteriori on peut se demander pourquoi le début du dernier génocide du XXe siècle a été relégué dans un coin de la une. Mais on découvrait alors à peine cette tragédie monstrueuse. Et on ne pouvait prévoir ni sa durée, ni son ampleur finale : près d’un million de morts en trois mois. Ni imaginer qu’elle occuperait l’espace médiatique pendant de si longues années.
En 1994, plusieurs journalistes de Libé vont se succéder pour couvrir les massacres. Mais comme tous les grands médias occidentaux, le journal accordera plus de place à l’intervention française déclenchée en juin. Ou au choléra qui, le mois suivant, va décimer les camps de réfugiés au Zaïre voisin. Comme si une crise humanitaire correspondait mieux à notre perception de l’Afrique qu’une solution finale. Libération sera pourtant l’un des premiers à désigner la nature réelle de cette tragédie quand tant d’autres médias vont brouiller la lecture des événements, persistant à évoquer «des massacres interethniques» ou «tribaux». Dès avril, l’africaniste Jean-Pierre Chrétien avait dénoncé dans une tribune ce régime qu’il qualifiait de «nazisme tropical». A Libération, le génocide des Tutsis du Rwanda avait été clairement envisagé dès l’année précédente. Il ne s’agissait alors que de massacres ponctuels. Mais ils incriminent pourtant «un régime qui depuis deux ans, avec ses milices et ses escadrons de la mort, organise l’extermination de la minorité tutsie», soulignait déjà Stephen Smith, le 22 février 1993.
Lors de cette montée des périls, c’est aussi le soutien de la France que dénonce le journaliste. Paris est alors le plus proche allié du président Juvénal Habyarimana. Engagé à ses côtés dans une «guerre secrète» contre un mouvement rebelle à dominante tutsie, le Front patriotique rwandais (FPR). Lequel revendique le retour au pays natal pour les réfugiés tutsis chassés par des pogroms antérieurs. La France n’y voit que le bras armé de l’Ouganda, d’où sont venus ces rebelles, et le risque d’une perte d’influence au profit des Anglo-Saxons. A l’époque, la presse française semble d’abord unanime pour dénoncer ces compromissions dangereuses. Ça ne va pas durer. «Un schisme va peu à peu se dessiner dans les rédactions. Entre les journalistes qui fréquentent l’Elysée, le Quai d’Orsay, les militaires ou les services de renseignements. Et ceux qui observent la réalité sur le terrain et ne fréquentent pas ces réseaux d’influence», constate l’ancien de Libé Alain Frilet. En réalité, encore récemment, un responsable français de l’époque ira jusqu’à se plaindre auprès de la direction de Libération, désignant comme «militante», la personne en charge du dossier, car trop critique sur le rôle de la France au Rwanda.
Portes du négationnisme
Quand le génocide commence le 7 avril 1994, Frilet est à la rédaction. L’événement déclencheur a eu lieu la veille au soir : de retour d’une conférence régionale, l’avion du président Habyarimana est atteint par deux tirs de missiles. Cet attentat spectaculaire, jamais revendiqué, est aussitôt attribué au FPR par les autorités. Un alibi parfait pour justifier les massacres des Tutsis, présentés comme «complices» des rebelles. Le lendemain, Frilet publie pourtant un papier qui saisit bien les enjeux réels. Titré «la paix civile détruite en plein vol», il rappelle combien la mort du Président met un terme à tous les espoirs de pacification. Alors même que ce dernier venait d’accepter enfin le partage du pouvoir avec le FPR et son opposition interne.
Pendant des années, la responsabilité de cet attentat va diviser journalistes et spécialistes du Rwanda. Dès juillet 1994, Smith cible le FPR dans les pages du journal, parlant d’«une monstrueuse présomption» : celle d’un mouvement rebelle, conscient du risque de représailles pour les Tutsis, mais prêt à sacrifier les siens pour obtenir le pouvoir. Une thèse bientôt adoptée par le juge Jean-Louis Bruguière. Chargé de l’enquête sur l’attentat, il instruit uniquement à charge avant d’émettre, en 2006, neuf mandats d’arrêt contre de hauts responsables du FPR. Six ans plus tard, coup de théâtre : le successeur de Bruguière, le juge Marc Trévidic, qui, lui, s’est rendu au Rwanda, publie les résultats des expertises effectuées sur place. Les tirs sont partis du QG de la garde présidentielle, bras armé des faucons du régime. «Irréfutable» titre, le 12 janvier 2012, la une du journal, qui évoque longuement ce retournement judiciaire, et la longue liste des intoxications qui ont pollué ce dossier depuis 1994.
Autre sujet clivant, l’intervention «militaro-humanitaire» de la France à la fin du génocide. C’est dans Libération qu’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, publie le 16 juin 1994 une tribune annonçant l’opération «Turquoise». «Tardif» tranche dans son édito le directeur de la rédaction Jacques Amalric, en évoquant cette intervention ambiguë, déclenchée lors de la déroute des forces génocidaires.
A Libé, la couverture du Rwanda bénéficie d’une certaine liberté éditoriale qui s’arrête aux portes du négationnisme. «Mais ce fut toujours un terrain miné. Dans lequel on s’expose, on se retrouve parfois isolé», constate Alain Frilet. Le 2 octobre 1994, il découvre avec surprise la une du journal consacrée aux «massacres de milliers de Hutus» attribués à l’ex-mouvement rebelle désormais au pouvoir. L’accusation se fonde sur un rapport, «qui a fuité, par bribes», rappelle le journaliste. Il part aussitôt enquêter sur ce rapport Gersony. Sur place, il réalise que «les témoignages ont été recueillis en Tanzanie, dans les camps de réfugiés hutus toujours sous la coupe de l’ancien régime génocidaire». Quant aux charniers localisés par le rapport, «c’était en réalité ceux de victimes tutsies pendant le génocide», s’étonne Frilet.
Guerre des mémoires
Au début des années 2000, Christophe Ayad hérite du dossier rwandais, dans une période plus apaisée. Mais toujours hantée par la tragédie. «Pour ma génération, très engagée contre le racisme, l’idée d’une nouvelle Shoah était insupportable», explique le journaliste aujourd’hui âgé de 54 ans. Son reportage sur les traces du génocide, en 2004, obtiendra le prestigieux prix Albert-Londres. Il ne sera pourtant pas épargné par la guerre des mémoires qui resurgit sans cesse. En 2005, l’écrivain journaliste Pierre Péan publie un essai : Noires Fureurs, Blancs Menteurs. Ayad dénonce «un brûlot aux relents nauséabonds». Choqué de découvrir, se rappelle-t-il, qu’un «enquêteur longtemps réputé conforte la thèse du double génocide. Sans jamais se rendre au Rwanda. Comme si l’Afrique autorisait tous les fantasmes».
Dans la période plus récente, c’est souvent par le biais judiciaire que le Rwanda resurgit dans l’actualité. Comme lors des procès à Paris à partir de 2014, contre d’anciens responsables rwandais réfugiés en France. Mais le journal va continuer à interroger les parts d’ombre de cette tragédie. Notamment avec cette une, en 2013, apportant des révélations troublantes sur l’assassinat de trois Français au lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais.
Bien des énigmes demeurent. Le génocide continue de hanter les mémoires. Et certains collaborateurs de Libération lui consacreront plusieurs ouvrages remarquables, comme Jean Hatzfeld, après avoir quitté le journal. En réalité, le Rwanda, c’est un peu l’histoire sans fin. On croit avoir tout dit, avoir soldé les comptes. Puis le passé revient. Imposant à chaque étape, quelques vérités «irréfutables». Plus personne (de sérieux) ne conteste la réalité du génocide. Ni l’implication de la France, confirmée en 2021 par le rapport Duclert mandaté par Emmanuel Macron, dont Libé s’est fait largement l’écho. «L’histoire nous aura finalement donné raison», résume Alain Frilet.