Menu
Libération
Hommage

L’Afrique du Sud a dit adieu à Desmond Tutu, son «géant» courageux

Les funérailles nationales, mais empreintes de simplicité selon ses vœux, du dernier grand héros de la lutte contre l’apartheid se sont déroulées samedi au Cap, dans sa paroisse. Des milliers de personnes s’étaient pressées ces deux derniers jours pour saluer la dépouille de celui qui «remontait le moral de l’Afrique du Sud».
Lors des obsèques de Desmond Tutu à la cathédrale Saint-Georges, au Cap. (Jaco Marais//REUTERS)
par Patricia Huon, Envoyée spéciale au Cap (Afrique du Sud)
publié le 1er janvier 2022 à 17h23

Les cloches sonnent. Une page de l’Histoire vient de se tourner. Les obsèques de Desmond Tutu, dernière icône de la lutte anti-apartheid, se sont tenues, ce samedi, dans la cathédrale Saint-Georges, au Cap. Un lieu symbolique, puisque c’est là qu’il a officié pendant une décennie, premier archevêque anglican noir, et, depuis ce parvis, qu’il a mené de nombreuses marches et campagnes, pourfendeur du régime raciste.

«De petite stature physique, il était un géant parmi nous, moralement et spirituellement», dit l’évêque Michael Nuttall, un ami de longue date de Desmond Tutu, qui a célébré la messe. Nuttal fut son adjoint, blanc, lorsque Tutu fut nommé premier archevêque noir. Dans son sermon, il a célébré sa vie, sa générosité, son combat et ses convictions qui faisaient que «tout ce qu’il défendait était guidé par un esprit de miséricorde envers tout le monde».

«Un arc-en-ciel émergeant de l’ombre de l’apartheid»

En raison des mesures liées à la pandémie de Covid-19, seules 100 personnes avaient été autorisées à l’intérieur de l’église. Les membres de la famille, des amis et des représentants du clergé principalement. Quelques invités de marque étaient présents : l’ancienne présidente d’Irlande, Mary Robinson, le roi du Lesotho Letsie III, la veuve de Frederik de Klerk, dernier président blanc du pays décédé le 11 novembre dernier, Graça Machel, veuve de Nelson Mandela, Thabo Mbeki, ancien président qui lui avait succédé et que Tutu ne s’était pas privé de critiquer pour son inaction face à la pandémie du VIH et le chef de l’Etat actuel, Cyril Ramaphosa, qui a lu l’éloge funèbre. «Mgr Desmond Tutu était notre boussole morale, mais il était aussi notre conscience nationale, a-t-il dit. Même après l’avènement de la démocratie, il n’a pas hésité à attirer l’attention, souvent durement, sur nos lacunes en tant que dirigeants de cet État démocratique. Il considérait notre pays comme un arc-en-ciel émergeant de l’ombre de l’apartheid, uni dans sa diversité, avec la liberté et l’égalité des droits pour tous».

Desmond Tutu, décédé le 26 décembre, a eu droit aux honneurs de funérailles nationales. Mais il les voulait modestes, à son image. Il avait donné des instructions très précises en ce sens. Pas de fanfare, pas de fleurs, seul un petit bouquet d’œillets blancs, offert par la famille, posé sur un cercueil de pin sans fioriture. Il avait aussi choisi le passage de l’Evangile selon saint Jean qui serait lu. Un commandement de Jésus à ses disciples, lors de leur dernier repas : «Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés».

De son vivant, Desmond Tutu, Prix Nobel de la Paix en 1984, avait estimé qu’il était impossible de rester neutre face aux injustices. Alors que la plupart des leaders de la lutte contre l’apartheid - la politique de ségrégation raciale et de discrimination appliquée par le gouvernement minoritaire blanc contre la majorité noire en Afrique du Sud de 1948 à 1991 - étaient emprisonnés ou en exil, il avait repris le flambeau de la résistance contre la tyrannie et l’oppression. Il était pacifiste, mais déterminé et courageux. A plusieurs reprises, il a jeté sa silhouette menue devant la police, ou au milieu de foules en colère pour empêcher le lynchage d’informateurs présumés, opposé à toute forme de violence.

«Icône de notre histoire»

Il a soutenu de nombreuses causes par la suite, mené de nombreuses batailles, toujours bavard, toujours intègre. Il fut aussi, jusqu’au bout, un rassembleur. Un trait rare, alors que les divisions et les rancœurs demeurent en Afrique du Sud. «Nous cherchons encore notre équilibre dans le long chemin vers un sentiment national, a déclaré le président Ramaphosa. Il a toujours gardé espoir».

Pendant les deux jours qui ont précédé les obsèques de l’archevêque, des milliers de personnes, Blancs, Noirs, de tous âges, sont venues se recueillir une dernière fois à la cathédrale Saint-Georges, devant sa dépouille. «Nous sommes ici pour rendre hommage à un homme qui a été courageux, dans une période difficile, dit Thoko Judah, la trentaine, accompagnée de son mari. C’était un vrai meneur, il représentait l’honnêteté. C’est une icône de notre histoire qui est décédée». Beaucoup étaient venus en famille. «Il a d’abord suivi les pas de son père dans l’enseignement. Mais il a abandonné cette carrière après la loi sur l’éducation bantoue en 1973 (qui imposa la ségrégation raciale dans tous les établissements d’enseignement, universités comprises, ndlr)… Vous savez ce qu’est cette loi ? Non ?», demande une mère de famille à ses trois enfants. Silence. «Cela montre à quel point ils grandissent à une époque différente, mais ils doivent connaître leurs racines, dit-elle. Ils doivent connaître leur histoire, ils doivent avoir conscience des luttes pour en arriver là !»

Un livre de condoléances avait été mis à disposition du public. Beaucoup de visiteurs se sont arrêtés pour y laisser un mot. «J’ai écrit… Merci beaucoup d’avoir été celui qui remontait le moral de l’Afrique du Sud», relate Tsepho Mashile, qui se souvient avoir aperçu Desmond Tutu pour la première fois lors d’un de ses discours, alors qu’elle avait 4 ans. «Il était l’homme le plus dynamique, le plus souriant. Je pense que dans un pays comme le nôtre, où il y a beaucoup de cynisme, de blessures, c’était formidable d’avoir quelqu’un avec une telle énergie».

Son empathie, son rire contagieux laisseront un vide. Les cendres de Desmond Tutu reposeront à l’intérieur de la cathédrale. Samedi, alors que le cortège funèbre s’éloignait, le ciel du Cap, qui avait pleuré pendant les deux heures qu’a duré la cérémonie, s’est éclairci. Mais aucun arc-en-ciel ne s’y est formé. Certains y verront un signe que le rêve que Desmond Tutu a porté à bout de bras toute sa vie devra être poursuivi par d’autres.