Menu
Libération
Afrique

Election reportée au Sénégal : trois morts et la peur de l’escalade

Libé Afriquedossier
Secoué par le report controversé de l’élection présidentielle, le Sénégal menace de s’enfoncer dans la crise après la mort de trois jeunes hommes. De nouvelles manifestations sont prévues mardi.
Lors de manifestations à Dakar vendredi 9 février, au Sénagal. (Guy Peterson/AFP)
publié le 10 février 2024 à 19h26
(mis à jour le 11 février 2024 à 11h58)

Ils s’appelaient Alpha Yoro Tounkara, Modou Gueye et Landing Camara. Le premier, un étudiant de 22 ans, a été tué vendredi à Saint-Louis, ville côtière du nord-ouest du Sénégal, dans des circonstances inconnues. Le second, un marchand ambulant de Dakar à peine plus âgé, a succombé ce samedi 10 février au matin à une blessure par balle. Le troisième, un lycéen de 16 ans, est décédé samedi soir après avoir grièvement blessé à la tête lors d’une manifestation à Ziguinchor, en Casamance, fief de l’opposition. Et leur mort, à quelques heures d’intervalle, menace de plonger un peu plus le pays d’Afrique de l’Ouest dans la crise, une semaine après le report très controversé de l’élection présidentielle prévue le 25 février.

Pour protester contre cette décision surprise du président sortant, Macky Sall, entérinée lundi par l’Assemblée nationale dans un climat houleux, des manifestations d’ampleur ont eu lieu vendredi dans tout le pays, notamment dans la capitale. Des rassemblements aussitôt dispersés par les forces de sécurité. A Dakar, la police a fait un usage abondant de gaz lacrymogène pour tenir à distance les personnes qui cherchaient à se rassembler aux abords de la place de la Nation. Des manifestants ont riposté en lançant des pierres et en érigeant des barricades avec des objets de fortune.

Que s’est-il passé précisément à Colobane, quartier animé de Dakar, où Modou Gueye avait l’habitude de vendre des maillots et des drapeaux ? «Il y a eu des tirs de grenades lacrymogènes, et ensuite on est allés à la gare du TER de Colobane pour rentrer, a raconté son frère, Dame Gueye, à l’AFP. C’est là-bas qu’un gendarme lui a tiré une balle réelle au ventre.» Grièvement blessé, le jeune homme «a subi deux opérations cette nuit et, malheureusement, il a succombé à ses blessures ce matin», a précisé ce samedi son beau-frère, Mbagnick Ndiaye. L’information n’a pour l’heure pas été confirmée par les autorités.

Nombreux blessés

La veille, dans la ville historique de Saint-Louis, Alpha Yoro Tounkara, étudiant en deuxième année de licence de géographie, est mort dans des circonstances floues. Selon le président du club de géographie de l’université Gaston-Berger, où il étudiait, le jeune homme aurait succombé à des «blessures tragiques subies lors de manifestations» contre le coup de force de Macky Sall. «Il était non seulement un brillant étudiant, mais aussi un camarade aimé et respecté. Sa présence chaleureuse et son enthousiasme contagieux manqueront à tous ceux qui ont eu la chance de le connaître», a également écrit Cheikh Ahmadou Bamba Diouf.

Sa mort a vivement ému le Sénégal. Et dans la nuit de vendredi à samedi, des centaines d’étudiants de l’université ont veillé et prié pour lui. Le procureur de la République de Saint-Louis a indiqué, sans plus de détails, qu’une enquête avait été ouverte. De son côté, le ministre de l’Intérieur a affirmé dans un communiqué «que les forces de défense et de sécurité ne sont pas intervenues dans le campus universitaire où le décès est survenu». Ce que semblent démentir des vidéos publiées sur les réseaux sociaux.

La répression a suscité une vague d’indignation dans l’opposition. «Nous prenons à témoin la communauté régionale et internationale, face aux dérives de ce pouvoir finissant» du président Macky Sall, a réagi Khalifa Sall, l’un des principaux candidats à la présidentielle. Thierno Alassane Sall, un autre candidat, a dénoncé sur X (ex-Twitter) une «répression brutale inacceptable». Alors que des images diffusées sur les réseaux sociaux font craindre de nombreux blessés, la Croix-Rouge sénégalaise compilait ce samedi les données de ses comités locaux pour dresser un bilan des affrontements.

L’appel à protester vendredi avait été diffusé sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit possible de déterminer précisément qui en était à l’initiative. De telles manifestations sont généralement interdites dans le pays. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) s’est «indignée» du ciblage d’au moins cinq journalistes par les policiers à Dakar. Outre les manifestations, des débrayages dans les écoles ont été massivement suivis vendredi, et les imams ont été invités à dénoncer la situation politique dans leur prêche lors de la grande prière.

Si la plupart des villes du Sénégal sont restées calmes samedi, des manifestations spontanées se sont poursuivies à Ziguinchor, fief de l’opposant emprisonné Ousmane Sonko. Des affrontements ont opposé les forces de sécurité et plusieurs dizaines de jeunes. L’un d’eux, Landing Camara, 16 ans, est mort après avoir «reçu un projectile à la tête», a indiqué à l’AFP un responsable hospitalier sous couvert d’anonymat. «Il y a eu plusieurs blessés graves pendant les manifestations et l’un est décédé. Il a été atteint d’une balle à la tête», a affirmé de son côté Abdou Sané, coordinateur du parti de l’opposition Pastef dans cette ville de Casamance.

Première interview de Macky Sall

Depuis 2021, le Sénégal a été régulièrement secoué par des épisodes de contestation liés à des procédures judiciaires contre la principale figure de l’opposition, Ousmane Sonko, dont le parti a été dissous, avec des dizaines de personnes tuées et des centaines arrêtées. Cette nouvelle flambée de violence accentue le climat d’incertitude et d’inquiétude qui règne dans le pays depuis l’annonce de Macky Sall, dont l’Assemblée nationale, d’où ont été expulsés de force les députés de l’opposition, a voté le maintien au pouvoir jusqu’à la prise de fonctions de son successeur, sans doute début 2025. Son deuxième mandat expirait officiellement le 2 avril.

L’opposition sénégalaise, qui dénonce «un coup d’Etat constitutionnel», voit dans ce report de l’élection une manigance pour éviter la défaite du camp présidentiel, voire pour maintenir au pouvoir Macky Sall pendant plusieurs années, ce qu’il dément. Dans sa première interview depuis le début de la crise, accordée à l’agence de presse américaine Associated Press, Macky Sall a justifié sa décision par le délai nécessaire, selon lui, pour résoudre des différends autour de la disqualification de certains candidats. Et nié vouloir s’accrocher au pouvoir : «Je ne cherche absolument rien d’autre que de laisser un pays en paix et stable […]. Je suis tout à fait prêt à passer le relais. J’ai toujours été programmé pour cela.»

Un collectif de la société civile baptisé Aar Sunu Election («protégeons notre élection») a lancé un appel à une nouvelle manifestation mardi 13 février. Face à la répression, «il faut une stratégie de lutte citoyenne», a déclaré ce samedi à l’AFP Malick Diop, l’un des responsables du collectif. Il avertit : «La désobéissance civile est une arme que l’on va utiliser pour mettre ce pays à l’arrêt et rétablir la légalité constitutionnelle.»

Mis à jour le 11 février à 11h55 avec le décès d’un troisième homme à Ziguinchor.