Six mois avant le scrutin présidentiel, le voici soudain recalé : lundi 28 avril, les avocats de Tidjane Thiam ont déposé un recours à la suite de la décision de la justice ivoirienne qui a écarté, cinq jours plus tôt, cet opposant de 62 ans de la liste, encore provisoire, des candidats à l’élection d’octobre. Ce pourvoi pour «vice de forme» a cependant peu de chances de réintégrer dans la course présidentielle celui qui était souvent présenté comme le principal challenger du président sortant, Alassane Dramane Ouattara, au pouvoir depuis 2011.
La liste définitive électorale sera dévoilée le 20 juin. Celle des candidats attendra sans doute le mois d’août. Le dépôt des candidatures n’a d’ailleurs pas commencé. D’ici là, toujours en juin, aura lieu le congrès du parti au pouvoir, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) qui déterminera si «ADO», comme on surnomme le Président, se représentera à un quatrième mandat, à l’âge de 84 ans. En réalité, personne n’en doute. Mais qui restera-t-il face à lui ?
Les poids lourds empêchés
Avant l’exclusion de Thiam, d’autres ténors de la scène politique ivoirienne ont eux aussi été écartés. A commencer par l’ancien président Laurent Gbagbo. Au pouvoir de 2000 à 2011, il avait été, cette année-là, arrêté avec le soutien des forces françaises. Puis envoyé à la Cour pénale internationale (CPI), accusé de «crimes contre l’humanité», lors de la plus violente crise post-électorale qu’ait connu le pays. A l’époque, Gbagbo affrontait, déjà, dans les urnes un certain Alassane Ouattara.
En 2021, Gbagbo est finalement acquitté par la CPI et rentre au pays. Mais il restait sous le coup d’une condamnation à vingt ans de prison prononcée par la justice ivoirienne. Or malgré la grâce accordée par Ouattara un an plus tard, l’ex-président est toujours privé de ses droits civiques. Ce qu’il conteste jusqu’à aujourd’hui, affirmant maintenir sa candidature pour l’élection d’octobre. Le même sort a été réservé à l’un de ses alliés durant les années de violence, Charles Blé Goudé, également emprisonné à la CPI, également acquitté, mais lui aussi sous le coup d’une condamnation de la justice ivoirienne qui l’empêche de se présenter.
Quant au dernier candidat susceptible de représenter une menace pour le régime en place, Guillaume Soro, une personnalité charismatique tout autant qu’ambivalente, ayant soutenu Gbagbo puis Ouattara, avant de se retourner contre ce dernier, il est en fuite, en exil depuis 2019. Condamné à la prison à perpétuité en juin 2021 pour «atteinte à la sûreté de l’Etat».
Poison de l’«ivoirité»
La radiation de Thiam s’appuie sur un argumentaire juridique, certes imparable. Tout candidat à la présidentielle doit être exclusivement ivoirien, indique la Constitution. Or le candidat ne l’était plus quand il s’est inscrit sur les listes électorales, en 2022. La justice ivoirienne invoque l’article 48 du code de la nationalité, datant des années 60, qui indique que l’acquisition d’une autre nationalité entraîne la perte de la nationalité ivoirienne.
Né en Côte-d’Ivoire ce petit-neveu du père de l’indépendance, Félix Houphouët-Boigny, est pourtant bien ivoirien. Mais il avait demandé la nationalité française en 1987, après ses études à l’école Polytechnique. Considéré comme un économiste brillant, dont le parcours rappelle celui d’Alassane Dramane Ouattara, passé, lui, par le FMI, Thiam prendra la tête du Crédit Suisse, et aura finalement passé deux décennies en dehors de son pays natal. De retour en Côte-d’Ivoire, il sera élu en décembre 2023 avec 96,48 % des voix à la tête du PDCI, le plus vieux parti ivoirien, fondé par Houphouët-Boigny. Avant d’être désigné candidat de son parti pour la présidentielle le 16 avril, avec 99,5 % de voix.
Tout semblait lui réussir. Mais Thiam a attendu février 2025 pour renoncer officiellement à sa nationalité française. Trop tard, selon la justice ivoirienne, qui estime qu’il aurait dû abandonner sa nationalité française dès 2022. Cette simple formalité se révèle ainsi une négligence fatale. «C’est une situation un peu ubuesque. Parce qu’évidemment, il est ivoirien, comme toute sa famille. Mais peut-être qu’il se croyait trop incontournable dans le jeu politique pour s’attacher à ces détails», suggère Antoine Glaser, journaliste spécialiste des relations franco-africaines. Avant de s’étonner de «l’incroyable portée psychologique de ce scénario qui voit un président ayant lui-même tellement souffert de procès identitaires, retourner le même argument contre son adversaire».
Car la question de l’identité et de la nationalité fait ressurgir les démons du passé. Ceux de «l’ivoirité», concept forgé après la mort d’Houphouët-Boigny en 1994, pour empêcher la candidature d’Alassane Dramane Ouattara à la présidentielle. Ce poison ivoirien aura des effets dévastateurs pendant au moins deux décennies.
Des manifestations peu mobilisatrices
«C’est une décision injuste, injustifiée et incompréhensible», a réagi le candidat déchu, depuis Paris où il se trouvait au moment de sa radiation. Une décision qui risque de décevoir certains de ses soutiens extérieurs. «Si Ouattara est très proche de Sarkozy, Tidjane Thiam, en revanche, est soutenu par Macron. Mais il est aussi proche du roi du Maroc, pays qui investit beaucoup en Côte-d’Ivoire», souligne Antoine Glaser.
A l’intérieur du pays, en revanche, les réactions restent imprévisibles. Les autres leaders de l’opposition, à commencer par Gbagbo, ont certes apporté leur soutien au PDCI. Lequel a annoncé une série de rassemblements pour protester contre l’exclusion de son candidat. «Mais les premières manifestations la semaine dernière n’ont pas mobilisé beaucoup de monde. Il faut avouer que le déploiement massif de CRS était très dissuasif, constate un habitant d’Abidjan, joint au téléphone. Par ailleurs, Thiam n’est pas quelqu’un au contact du peuple. A Abidjan, on le voit plus dans les galeries d’art contemporain que dans les quartiers.»
Sur place, personne ne se risque à faire des pronostics sur la façon dont se déroulera désormais cette étrange présidentielle, qui pourrait voir un candidat octogénaire quasiment seul en course. Il y a cinq ans, le précédent scrutin avait été émaillé de contestations et de violences qui avaient fait plusieurs dizaines de morts. «Il y a une colère désespérée, surtout au sein de la jeunesse [les trois quarts des 31 millions d’habitants ont moins de 35 ans, ndlr], qui n’a pas de travail, pas d’argent», souligne un expatrié qui «par prudence» envisage déjà de quitter Abidjan en octobre au moment des élections.
Mis à jour le 02/05/2025 à 10H20 avec précisions sur la date exacte du dépôt de la liste des candidats.