Le nord de l’Ethiopie ne connaît pas de répit. Après deux années d’une guerre sans merci, et un fragile accord de paix fin 2022, la région du Tigré est de nouveau au cœur d’une poussée de fièvre avec sa rivale septentrionale, l’Amhara. Depuis une dizaine de jours, de nouveaux affrontements entre des combattants des deux régions ont déjà poussé plus de 50 000 personnes à fuir selon un communiqué de l’ONU diffusé ce lundi 22 avril. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (Ocha), environ 42 000 d’entre eux ont fui vers le sud, notamment autour de la ville de Kobo, non loin de la frontière avec le Tigré, et 8 300 vers la localité de Sekota, au nord de l’Amhara.
Les chancelleries occidentales (France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis) s’étaient déjà alarmées de ce regain de violence, samedi dernier, dans un communiqué commun de leurs ambassades pour exprimer leur préoccupation face aux «informations faisant état de violences dans les zones contestées du nord de l’Éthiopie», et appeler «à la désescalade et à la protection des civils».
«Aucune résolution du conflit sur ces territoires contestés»
Les combats, qui semblent s’être calmés selon l’ONU après l’intervention des forces fédérales, se concentrent dans une zone contestée entre les deux régions du Tigré et de l’Amhara. La ville d’Alamata, et les districts de Kobo et Wolkait où se sont concentrés l’essentiel des affrontements, ont été rattachés administrativement au Tigré dans les années 1990. Mais les ethnies nationalistes amharas n’ont cessé de les revendiquer depuis. En novembre 2020, à la faveur du conflit qui opposait les autorités tigréennes du TPLF au gouvernement fédéral, des milices armées et des «forces spéciales» amharas ont pénétré dans ces zones pour les occuper. Et celles-ci n’ont jamais digéré de devoir se retirer après l’accord de paix de novembre 2022 signé à Pretoria en Afrique du Sud.
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«Elles ont rejeté cet accord et sa clause de désarmement. Il n’y a eu aucune résolution du conflit sur ces territoires contestés», observe Eloi Ficquet, spécialiste de l’histoire de l’Ethiopie. Selon lui, la situation actuelle relève donc d’une «continuation» de la guerre du Tigré (2020-2022), marquée par un «renversement des alliances, très courant dans la longue histoire des conflits territoriaux en Ethiopie». Depuis l’annonce en avril 2023 par les autorités d’Addis-Abeba de leur volonté de démanteler les «forces spéciales» – des unités paramilitaires illégales mises en place par plusieurs États régionaux depuis une quinzaine d’années –, les nationalistes amhara sont en conflit avec le gouvernement central, accusé de vouloir affaiblir leur région. Les milices et «forces spéciales» amhara, anciens alliés précieux de l’armée éthiopienne face aux rebelles tigréens, s’opposent donc dorénavant à elle lors d’affrontements réguliers. Face à la multiplication des violences, le gouvernement fédéral avait décrété l’état d’urgence en août 2023.
«Les Ethiopiens espèrent autre chose que la déliquescence actuelle»
Et depuis une dizaine de jours, le conflit semble avoir de nouveau débordé sur le Tigré voisin. Lorsque des combats éclatent, les administrations régionales se rejettent rapidement la responsabilité. Mardi 16 avril, le président de l’administration intérimaire du Tigré, Getachew Reda, affirme sur X qu’il ne s’agit pas d’un «conflit entre le gouvernement fédéral et l’administration intérimaire /ou le TPLF», ni d’«un conflit entre les administrations du Tigré et de l’Amhara», mais de l’œuvre «des ennemis tenaces de [l’accord de] Pretoria». Le lendemain, les autorités régionales de l’Amhara accusent à l’inverse le TPLF de «mener une invasion […] en violation complète de l’accord de Pretoria», demandant que ces forces «quittent rapidement les zones qu’elles contrôlent». L’identité exacte des combattants impliqués dans les récents affrontements reste floue. Au Tigré comme en Amhara, de nombreux «groupes insurrectionnels, non conventionnels et micro-locaux» émaillent le territoire, d’après Eloi Ficquet. Aucun journaliste n’a pu aller vérifier la situation sur place faute d’accès octroyé par les autorités fédérales.
Décryptage
En attendant, les conséquences humanitaires du conflit sont très claires. Si de premières aides humanitaires ont été déployées par le gouvernement fédéral et des ONG locales, «les réponses ne sont pas à la hauteur des besoins croissants», selon l’Ocha. L’agence fait état d’une «situation humanitaire désastreuse» sur place, soulignant que la majorité des personnes déplacées sont «des femmes, des enfants, des jeunes et des personnes âgées». «Ce sont des populations civiles dont la vie quotidienne est menacée par des exactions, des extorsions, des frappes à l’aveugle, ils vivent dans une situation de famine. Les déplacements, massifs depuis 2021, se poursuivent encore aujourd’hui», note Eloi Ficquet.
Eloi Ficquet décrit une «situation de conflit général en Amhara», amenée à «continuer durablement en l’absence d’une forme de programme politique alternatif, que la population demande mais qui pour le moment n’émerge pas». «Il semble que les Ethiopiens espèrent autre chose que la déliquescence actuelle» de leur pays, affirme le spécialiste. Dans un rapport publié en août 2023, l’Agence de l’ONU pour les migrations estimait à plus de 4,38 millions le nombre de personnes déplacées à l’intérieur de l’Éthiopie, dont plus de la moitié en raison du conflit. L’Union africaine estime quant à elle que plus de 600 000 civils ont été tués au cours de la guerre au Tigré.