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Libération
«Impunité»

En Ethiopie, les soignants pris au piège du conflit armé en région Amhara

Libé Afriquedossier
Les militaires ont fouillé les hôpitaux à la recherche de combattants rebelles et empêché des médecins de soigner des blessés, dénonce Human Rights Watch dans un rapport publié ce mercredi 3 juillet.
Dans un camp de réfugiés près de Maganan, dans la région Amhara en Ethiopie, le 29 février. (Michele Spatari/AFP)
publié le 3 juillet 2024 à 8h00

En Ethiopie, des médecins sont empêchés de respecter leur serment, qui les oblige à soigner les blessés ou les malades se présentant à eux. Menacés, intimidés, et parfois tués. Des militaires ont interdit au personnel de certains hôpitaux de la région Amhara de prendre en charge les insurgés fanno entrés en rébellion contre le gouvernement central en avril 2023, révèle Human Rights Watch dans un rapport publié ce mercredi 3 juillet. Une violation manifeste de la convention de Genève. «Les forces fédérales éthiopiennes, qui opèrent quasiment en toute impunité, méprisent la vie des civils en attaquant des installations médicales qui fournissent des soins absolument nécessaires, dénonce Laetitia Bader, directrice adjointe pour l’Afrique de l’organisation de défense des droits humains. Tant que le gouvernement ne se sentira pas contraint de demander des comptes aux forces qui commettent des abus, de telles atrocités risquent de se poursuivre.»

Les fanno, miliciens nationalistes amharas, se sont soulevés contre les autorités fédérales au printemps 2023, lorsque Addis-Abeba a ordonné le démantèlement des forces spéciales de leur région. Une partie de ces paramilitaires – le chiffre de 30 % est parfois avancé – auraient refusé de se fondre dans l’armée fédérale et ont rejoint les fanno, qui considèrent que leur ethnie est marginalisée par le pouvoir central et menacée par des groupes armés qui s’en prennent aux communautés amharas. Ils veulent à tout prix conserver leur autonomie, et leurs armes, pour se défendre. Après de violents affrontements pendant l’été, les insurgés ont brièvement pris le contrôle de plusieurs villes avant d’être repoussés par l’armée, la police et des milices loyalistes. L’état d’urgence a été décrété le 4 août 2023. Il a pris fin le mois dernier, mais les attaques des fanno et les affrontements avec l’armée se poursuivent.

«Il a dit que j’allais en payer le prix»

La répression de l’insurrection a été implacable. Au moins 740 civils ont été tués dans la région Amhara en 2023, dont 248 dans des frappes de drones menées par l’armée. «La plupart [des victimes] sont imputables aux forces de sécurité gouvernementales», décrit le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU dans un rapport publié en juin. Dans la ville de Merawi, «au moins 89 civils ont été exécutés par les forces gouvernementales». Plus de 5 000 personnes ont été arrêtées et envoyées dans cinq centres de détention spéciaux surveillés par l’armée. Seize journalistes ont été placés derrière les barreaux – et douze y sont toujours. De leur côté, les fanno s’en prennent principalement aux forces de sécurité et aux représentants de l’Etat central. Mais le Haut-Commissariat aux droits de l’homme rappelle qu’ils sont eux aussi «responsables de meurtres de civils, d’attaques contre des ambulances et d’arrestations arbitraires».

Human Rights Watch a mené des entretiens avec 52 personnels de santé de la région Amhara, ainsi que des victimes ou témoins d’abus. Le rapport détaille, sur 60 pages, les pressions subies par les médecins et les exactions commises par les forces de sécurité éthiopiennes. «Quand ils sont arrivés [à la mi-janvier], ils ont demandé si l’on soignait les blessés. J’ai répondu : “Bien sûr, c’est une clinique, nous prenons en charge tous ceux qui en ont besoin”», témoigne ainsi Mulualem (1), soignant à Bahir Dar. Les militaires ont demandé à voir les dossiers des blessés arrivés le 3 janvier, journée marquée par des affrontements. Mulualem a refusé, il a été immédiatement arrêté. «Le colonel qui m’interrogeait m’appelait “le docteur fanno”. Je lui ai dit que je faisais simplement mon travail, que j’étais juste un médecin. Il m’a demandé si je soignais les fanno. Il a dit que les fanno n’étaient pas des humains, qu’en les soignant, les médecins leur permettaient de combattre l’armée à nouveau. […] Un lieutenant a commencé à se mettre en colère pendant qu’il fumait sa cigarette, il a dit que j’allais en payer le prix.»

Les militaires sont allés jusqu’à exécuter des blessés retrouvés dans les centres de santé, selon Human Rights Watch. En novembre 2023, dans un hôpital du la zone de Gondar-Nord, des médecins ont été «empêchés de soigner» un combattant. «Il était blessé à la jambe. Les soldats l’ont pris, l’ont emmené à l’arrière et l’ont abattu, a témoigné un membre du personnel. Les militaires l’ont ensuite enterré à l’arrière du centre.» Amnesty International avait déjà rapporté l’exécution d’un homme de 20 ans par un soldat, alors qu’il recevait des soins dans un centre de santé à Bahir Dar, un mois plus tôt.

Une frappe de drone sur une ambulance

Les forces pro-gouvernementales ont parfois bloqué l’accès des hôpitaux, ou même occupé les lieux. Après une bataille, «les militaires sont venus directement à l’hôpital et ont gardé toutes les entrées», relate ainsi un docteur du district d’Achefer-Sud, cité dans le rapport. «Les fanno ne pouvaient pas entrer. Nous sommes là pour servir tout le monde, mais la présence des militaires effraie les habitants, qui ont peur de venir. Même ceux qui ont des blessures graves ne viennent pas. Des gens qui auraient pu être sauvés meurent à la maison.» Une situation qui s’est répétée dans plusieurs villes de la région Amhara. «Il y a beaucoup de blessés à cause des combats, mais ils ne peuvent pas être soignés à l’hôpital parce que si le gouvernement voit une personne blessée par une balle ou une arme, il la considère comme un fanno», explique un médecin de Gondar-Sud.

Human Rights Watch a par ailleurs enquêté sur une frappe de drone survenue le 30 novembre à l’entrée de la ville de Wegel Tena. La bombe a détruit une ambulance – clairement marquée comme telle – qui se dirigeait vers l’hôpital de la ville. «Les médecins et les habitants pensent que les forces gouvernementales éthiopiennes ont délibérément attaqué l’ambulance pour empêcher les médicaments de soigner les combattants fanno qui étaient présents autour de la ville au moment de l’attaque», indique le rapport. L’ambulance transportait en effet, à l’arrière, des produits pharmaceutiques et du matériel médical. A l’avant étaient assis Bizuyehu, le conducteur, Henok, le pharmacien et le docteur Getachew, directeur de l’hôpital. «Le drone est resté dans le ciel après l’attaque et descendait de plus en plus bas, si bien que nous avons eu peur d’aider les gens», a témoigné un habitant de Wegel Tena. Le docteur Getachew a rampé à travers une fenêtre brisée peu avant que le véhicule ne prenne feu. Henok et Bizuyehu n’ont pas pu s’extraire de l’ambulance. Deux passants ont également été tués dans l’explosion.

(1) Dans le rapport, les prénoms des témoins ont été modifiés pour préserver leur sécurité.