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Libération
Reportage

En RDC, Goma encaisse le choc de l’arrivée des troupes du M23 : «Au moins, nous respirons encore»

Dans la ville de l’Est de la république démocratique du Congo désormais contrôlée par le M23, l’Alliance fleuve Congo et les troupes rwandaises, l’hôpital de Ndosho croule sous l’afflux de blessés.
Des soldats du M23 patrouillent à Goma mercredi 29 janvier. (Moses Sawasawa, Moses Sawasawa/AP)
par Patricia Huon, envoyée spéciale à Goma (République démocratique du Congo)
publié le 30 janvier 2025 à 20h54

Entre deux crachats remplis de sang, il parvient à articuler son nom et son âge. Il s’appelle David, il a 14 ans, et une balle logée dans la tête. L’adolescent réclame de la morphine, une anesthésie, tout ce qui pourrait le soulager de la douleur atroce qui perce à travers ses yeux tuméfiés. Quand on lui répond qu’il n’y en pas, il gémit : «Je veux tuer ces Rwandais.» — «Calme-toi, petit, ça va aller», tente de le rassurer Louise Undehosso, la médecin qui l’a pris en charge. «Est-ce que tu sais même qui t’a tiré dessus ? Garde ton énergie.»

A l’hôpital de Ndosho, appuyé par le Comité international de la Croix-Rouge dans l’ouest de Goma, c’est le chaos depuis une semaine. Malgré une forte accalmie ces deux derniers jours dans l’intensité des combats autour de la ville, les patients continuent d’affluer. Faute de lits, des brancards et des matelas sont posés sur le sol. Les cas les moins graves sont assis sur des chaises, ou par terre. Le bloc opératoire tourne à plein régime, jusqu’à l’épuisement. «Nous recevons un nouveau patient toutes les demi-heures environ. Il faut d’abord évaluer les priorités, dit un infirmier, en nettoyant la plaie, au niveau de la tempe. Dans ce cas, le garçon est peut-être juste sous le choc. Mais si on voit du tissu cérébral, ce n’est pas bon. Cela dépend à quel niveau la balle est entrée. C’est peu probable qu’on puisse la retirer, mais certains peuvent vivre avec.» L’hôpital est submergé, les dépôts de médicaments ont été pillés. L’infirmier a un moment d’hésitation avant de poser un bandage sur la tête de David. C’était le dernier de l’armoire. Les nouveaux arrivants sont classés en fonction de la sévérité de leurs blessures : zone verte, zone jaune, zone rouge. Et la zone bleue, qu’on évoque peu. C’est celle des patients dont on sait qu’ils ne survivront probablement pas. Un médecin vient interrompre l’infirmier, en désignant le jeune patient : «Tais-toi, je pense qu’il comprend un peu le français.»

Goma est désormais contrôlé par les rebelles du M23, de l’Alliance fleuve Congo, et les troupes rwandaises. Les nouveaux maîtres des lieux patrouillent les rues, à pied ou perchés à l’arrière de gros pick-up. Ils ont pris leurs quartiers dans plusieurs hôtels de la ville dont certains étaient, il y a encore quelques jours, occupés par les employés roumains d’une société militaire privée qui appuyait l’armée congolaise. Ils ont été évacués mercredi vers Kigali, après une intervention diplomatique. Dans les ruelles à proximité de l’aéroport, lourdement gardé par des militaires, quelques bâches laissées au sol et une odeur de mort laissent deviner les combats intenses qui s’y sont déroulés, et la présence de plusieurs corps, récemment collectés par la Croix-Rouge. Le long d’un trottoir, un obus non explosé, scruté par deux gamins curieux, a été entouré de pierres et d’une croix, en guise de mise en garde. Goma se réveille, sonné. Bien qu’elle ait déjà pris des coups au cours des trente dernières années, la ville semble peiner à croire que celui-ci ait été aussi brutal, aussi soudain. Elle aurait dû s’en douter, se dit-elle certainement. Un semblant de normalité est revenu dans la ville, mais l’angoisse est palpable.

Sylvie a 18 ans. D’habitude joviale, elle a la mine grave. De la dernière entrée du M23 à Goma en 2012, cette étudiante et poète n’a gardé comme souvenirs que les récits de ses parents. «Je n’aurais jamais pensé que les rebelles viendraient à nouveau jusqu’ici, dit-elle. Pour l’instant, il n’y a pas eu de brutalités de leur part, en dehors des combats. En tout cas, je n’en ai pas entendu parler. Mais j’ai quand même peur.» Peur de l’avenir, des conséquences de l’interruption de ses études, des hommes armés, des prix qui montent en flèche, et de ce malaise profond, lié à la guerre, sa brutalité et le désespoir qu’elle sème. Sylvie est perdue, presque jalouse de l’innocence de ses deux petits frères qui, après avoir pleuré et hurlé pendant trois jours sous le bruit des balles, jouent paisiblement avec des cartes sur le canapé de la maison familiale. Elle tente de s’accrocher : «Au moins, nous respirons encore.»

Mercredi après-midi, des tirs sporadiques pouvaient toujours être entendus dans certains quartiers périphériques de Goma. Devant une base de la Monusco – la mission de stabilisation des Nations unies – parfois au coin des rues ou derrière un muret, des tenues militaires – casques, gilets pare-balles, bottines, chargeurs encore pleins de munitions – ont été abandonnées par les soldats des Forces armées congolaises, en fuite.

Mercredi soir, lors d’une conférence de presse à l’hôtel Serena, le seul établissement cinq étoiles de la ville, au bord du lac Kivu, Corneille Nangaa, ancien président de la commission électorale de RDC et désormais associé au M23 dont il représente la branche politico-militaire, a annoncé : «Nous sommes à Goma pour y rester. Nous allons continuer la marche jusqu’à Kinshasa.» L’ONU s’est dite mercredi «très inquiète» de la situation. «Nous sommes très inquiets concernant la situation au Sud-Kivu, qui reste très volatile, avec des informations crédibles de l’avancée rapide du M23 vers la ville de Bukavu», a souligné le porte-parole du secrétaire général des Nations unies, Stéphane Dujarric. Il a également évoqué des informations faisant état de «mouvements des forces de défense rwandaises à travers la frontière dans cette direction».

Le discours de Corneille Nangaa n’est pas sans rappeler ceux, prononcés il y a presque trois décennies, par Laurent-Désiré Kabila, alors opposant politique, qui fut choisi par le Rwanda et l’Ouganda pour mener leur guerre et prendre la route jusqu’à la capitale congolaise afin d’y renverser le régime de Mobutu Sese Seko.

«Il avait demandé à la population d’amener les enfants pour qu’ils constituent une nouvelle armée. […] Il a promis à chacun 100 dollars de prime. Ce jour-là, des camions se sont remplis d’enfants et d’adultes et les camions sont partis pour la formation militaire. C’était affligeant», se souvient Murhabazi Namegabe, responsable d’une organisation qui œuvre à la démobilisation des enfants-soldats dans l’est de la RDC. Il était présent en octobre 1996 lorsque l’Alliance des Forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL) a pris la ville de Bukavu. Cette semaine, plusieurs camions sont partis du stade de l’Unité à Goma, remplis d’hommes en treillis militaires emmenés vers le front. Certains seraient des militaires et policiers qui se sont rendus et tentent, tant bien que mal, de prouver leur allégeance aux nouveaux commandants. D’autres, des jeunes qui partent pour cette aventure, plus meurtrière que lucrative. L’histoire semble se répéter. L’alliance rebelle et les troupes rwandaises, qui occupent Goma, continuent de progresser sur un nouveau front dans la province voisine du Sud-Kivu, en direction de Bukavu, selon des sources locales et humanitaires.

Pour l’instant, les efforts de médiation ont échoué. La rencontre de crise entre le président congolais Félix Tshisekedi et son homologue rwandais Paul Kagame a été annulée. «On prie pour que la situation s’améliore, souffle Pascaline Lungele, qui vend des cartes téléphoniques près d’un rond-point du centre-ville. Moi, je ne fais pas de politique, mais il faudrait que cela s’arrange. C’est notre pays. Sinon, on va aller où ?» Avec les difficultés d’approvisionnement, le prix des denrées alimentaires et du carburant a explosé. Pour charger un téléphone portable auprès d’une échoppe sur le marché, il faut maintenant payer dix fois plus que la semaine dernière. «Si tu n’as pas d’argent, tu meurs ici à Goma, dit la jeune femme. Je ne me sens pas à l’aise, bien sûr, mais je sors aujourd’hui malgré tout pour chercher de quoi nourrir les enfants.»

Le pragmatisme, le désir de stabilité et la crainte de ce qui pourrait encore venir s’entremêlent. «Hier, pendant la nuit, nous étions à la maison. Des hommes ont frappé à la porte. Ils criaient : “si vous n’ouvrez pas, nous allons vous tuer”», raconte un pasteur, allongé jeudi soir sur un matelas, sous une tente, dans la cour de l’hôpital de Ndosho. Puis les balles ont claqué, traversant les murs faits de planches. «Nous nous sommes jetés au sol, moi, ma femme, et les enfants. J’essayais de les protéger.» Une balle l’a atteint dans le dos. «Ma femme m’a posé une serviette dans le dos, nous ne pouvions pas sortir pendant la nuit. Ce n’est que ce matin, vers 5 heures que nous sommes venus ici, avec un drapeau blanc pour circuler.» A ses côtés, son épouse a les yeux rougis. «Les enfants sont traumatisés. Nous voulons la paix. Juste la paix, dit-elle. Qui que ce soit qui peut nous l’apporter, nous l’apprécierons.»