C’est une petite phrase qui n’est pas passée inaperçue. «Le président Félix Tshisekedi veut négocier mais pas vendre le Congo», a lâché mercredi 5 février Vital Kamerhe, le président de l’Assemblée nationale, devant les députés et sénateurs réunis en congrès à Kinshasa, capitale de la république démocratique du Congo (RDC). Un tabou serait-il en train de tomber ? Celui d’un pouvoir jusque-là inflexible excluant tout dialogue avec les «terroristes», ces rebelles du M23 qui, après dix ans de sommeil, ont ressurgi en 2021 à l’est de cet immense pays, à 1 500 kilomètres de Kinshasa.
Soutenu par les forces armées du petit Rwanda voisin, ce groupe armé, qui affirme vouloir protéger les Tutsis congolais des persécutions dont ils sont victimes, a depuis un an minutieusement grignoté le territoire de la province du Nord-Kivu, grande comme deux fois la Belgique. Au terme d’une offensive éclair et inattendue, il s’est emparé le 27 janvier de Goma, la capitale provinciale. Les combats féroces auraient fait 3 000 victimes, selon l’ONU.
Reportage
La débâcle est totale pour les forces armées congolaises (FARDC) «qui comptaient pourtant 20 000 hommes, auxquels s’ajoutent les 1 500 de l’unité de la garde présidentielle, les quelque 18 000 “wazalendo” [patriotes en kiswahili, ndlr] recrutés depuis au moins deux ans au sein des autres groupes armés de la région, et près d’un millier de mercenaires occidentaux. Sans oublier les 4 000 militaires des forces de la Communauté de développement de l’Afrique australe)», rappelle un spécialiste de la sécurité privée.
Ce camouflet cinglant sur le terrain explique-t-il l’esquisse d’un revirement du pouvoir à Kinshasa ? Ce mercredi, au moment même où le président du Parlement évoquait la volonté soudaine du président «de négocier», sur le terrain, le cessez-le-feu «humanitaire» décrété la veille volait déjà en éclats. Chacun des camps antagonistes se renvoie la responsabilité de ce nouvel échec à faire taire les armes.
Pouvoir déconnecté
Mais peu importe au fond qui a tiré le premier, le résultat est là : les rebelles continuent de progresser, désormais dans la région voisine du Sud-Kivu. Ils se trouvent à moins de 100 kilomètres de sa capitale, Bukavu. «Le temps n’est pas de notre côté», a confirmé mercredi Vital Kamerhe devant les députés et sénateurs, regrettant que nombre d’entre eux «ignorent» où se trouvent ces petites localités, si éloignées de la capitale, qui tombent les unes après les autres comme des dominos. Face à l’irrésistible pression des rebelles, désormais appuyée par l’Alliance du fleuve Congo (AFC) créée en décembre 2023 par des transfuges du régime Tshisekedi, la déconnexion du pouvoir à Kinshasa semble totale.
Portrait
Comment expliquer autrement la nomination, en mai, dans une situation déjà critique sur le terrain, de Guy Kabombo Mwadiamvita au poste de ministre de la Défense ? L’homme est surtout connu pour avoir été l’infirmier du père du président, le célèbre opposant Etienne Tshisekedi, décédé en 2017 à Bruxelles. Dépourvu de toute expérience militaire, le ministre néophyte a suscité le week-end dernier l’hilarité sur les réseaux sociaux, après un discours censé galvaniser les FARDC en déroute. Très vite, il est en effet apparu qu’un passage particulièrement lyrique n’était qu’un copier-coller du célèbre discours de Winston Churchill du 13 mai 1940, devant la Chambre des communes à Londres.
«Tout ça manque de sériosité», peste, avec un joli néologisme, le responsable d’une ONG congolaise à Kinshasa. Rappelant au passage que d’autres affaires, juridiques cette fois, «montrent que les responsables militaires ou sécuritaires ont visiblement d’autres priorités que de gagner la guerre à l’est du pays». Une référence à la plainte déposée en Belgique contre le général Christian Ndaywel qui, jusqu’à récemment, dirigeait d’une main de fer le service des renseignements militaires, la Demiap. Révélée la semaine dernière par le quotidien la Libre Belgique, cette plainte a été déposée au parquet fédéral par une Américaine d’origine congolaise. Elle affirme avoir été enlevée en septembre et séquestrée dans un hôtel de Kinshasa, en compagnie de nombreuses femmes, où elle aurait été maintes fois interrogée par le général Ndaywel, qui aurait affirmé agir au nom de son ex-amant éconduit… Patrick Muyaya, porte parole et ministre de la Communication du gouvernement Tshisekedi. Après quarante-cinq jours de détention, elle aurait été finalement libérée fin novembre.
Divisions au sein de l’appareil militaire
Cette inquiétante accusation n’est pas la seule affaire devant la justice belge concernant le général Ndaywel, détenteur de la nationalité belge – ce qui autorise les poursuites contre lui. Notamment celles visant son implication possible dans la mort de l’opposant Chérubin Okende, enlevé par des hommes en civil dans l’enceinte de la Cour constitutionnelle et retrouvé mort le lendemain, le 13 juillet 2023, le corps criblé de balles. «L’affaire est à l’instruction et avance bien», constate l’avocat de la famille de la victime, Alexis Deswaef. Une troisième plainte, enfin, toujours en Belgique, l’impliquerait dans l’arrestation en mars à Goma et le décès en détention à Kinshasa en mai d’un officier tutsi congolais, Thomas Ndizeye.
«Ndaywel est désormais sur la touche. On l’a contraint à quitter son poste à la Demiap pour prendre la tête des forces terrestres congolaises. Mais c’est un poste qui n’est pas opérationnel», confie un ancien diplomate belge. Il constate que ces affaires «perturbent aussi les relations traditionnellement étroites» entre la RDC et l’ancienne puissance coloniale. Laquelle a dû affronter une autre affaire : l’arrestation en mai et la condamnation à mort, confirmée en appel fin janvier, de Jean-Jacques Wondo, Belge d’origine congolaise. A la suite de pressions incessantes, cet expert militaire a finalement été libéré et renvoyé mercredi en Belgique, sans explications. Mais sur place, tous les observateurs s’accordent à considérer que l’accusation farfelue qui lui a valu neuf mois d’emprisonnement et une condamnation à la peine capitale est liée à sa mission de réforme des services secrets congolais, divisés en factions rivales qui auraient réglé leurs comptes en sacrifiant l’expert.
Après la débâcle du front de l’est, des divisions semblables s’observeraient désormais au sein de l’appareil militaire. Car même en tenant compte du soutien de 3 000 à 4 000 militaires rwandais, comment expliquer que quelque 8 000 à 10 000 forces rebelles aient réussi à mettre en déroute l’énorme coalition des forces gouvernementale, a minima 50 000 hommes qui bénéficieraient également de l’appui de 10 000 militaires burundais ? D’après la lettre Africa Confidential, officiers supérieurs et présidence se renvoient la balle, s’accusant mutuellement d’avoir «mangé» les fonds alloués à l’équipement et aux salaires, rarement versés, des troupes sur le terrain. Des règlements de comptes qui susciteraient «une vive tension au sein de l’état-major», souligne la lettre.
Violentes attaques contre les ambassades
Alors que Kinshasa bruisse de rumeurs de coup d’Etat, que certains pays occidentaux, échaudés par les violentes attaques contre leurs ambassades le 28 janvier, ont demandé à leurs ressortissants de quitter le pays, cette situation inconfortable a-t-elle incité le président affaibli à se résoudre au dialogue avec les rebelles ? A court terme, cette proposition émanant du président de l’Assemblée lui permet de ne pas perdre la face, mais risque de déstabiliser ses derniers alliés les plus fidèles : Les forces armées du Burundi, dont le président Evariste Ndayishimiye avait appelé il y a un an, lors d’une visite à Kinshasa, à renverser le régime de Paul Kagame au Rwanda. Et déjà face au tollé de certains de ses partisans les plus bellicistes, le président de l’Assemblée est finalement revenu partiellement revenu sur cette proposition de «négociation»...
Décryptage
Alors que le parlement congolais poursuivait ses travaux sur une «proposition de sortie de crise», les églises catholiques et protestantes, très puissantes dans le pays, ont rendu public leurs propres propositions. Ouvertes à toute l’opposition congolaise, sans exclure les rebelles du M23 et de l’AFC, elles envisagent la dissolution de l’Assemblée et la mise en place d’un gouvernement de «cohésion nationale» ainsi que la libération de tous les prisonniers politiques.
Dans l’immédiat, ces ouvertures laissent sceptique un opposant contacté à Kinshasa. «Sur quelle base allons-nous réellement discuter ? Alors qu’aujourd’hui, il est toujours interdit à Kinshasa d’évoquer publiquement la défaite de l’armée voire la chute de Goma, sous peine d’être accusé de faire partie des “infiltrés rwandais” ?» souligne-t-il. Sur X, le 9 janvier, le ministre de la Justice, Constant Mutamba, menaçait de condamnation à la peine de mort tous ceux qui évoqueraient «l’armée rwandaise et ses supplétifs». En début de semaine, c’est Christian Bosembe, le président de la régulation audiovisuelle qui promettait, sur la radio Top Congo, de fermer tout média qui évoquerait la chute de Goma. A Kinshasa, un autre front se dessine, avec un avenir tout aussi incertain.