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Libération
Décryptage

En Somalie, la crise préélectorale dégénère

Le président Mohamed Abdullahi Mohamed a limogé le Premier ministre, qui refuse son éviction et dénonce une «tentative de coup d’Etat».
Jugeant la manœuvre inconstitutionnelle, Mohamed Hussein Roble a refusé de quitter son poste. (FEISAL OMAR/REUTERS)
publié le 27 décembre 2021 à 18h30

La crise au sommet de l’Etat couvait depuis des mois, elle a brutalement connu une dangereuse escalade ce lundi. En annonçant qu’il suspendait de ses fonctions le Premier ministre, Mohamed Hussein Roble, le président somalien, Mohamed Abdullahi Mohamed, a ouvert les hostilités. Jugeant la manœuvre inconstitutionnelle, le chef du gouvernement a refusé de quitter son poste. Il l’a qualifiée de «tentative de coup d’Etat» et appelé les forces de sécurité à répondre à ses seuls ordres. Or l’armée somalienne, traversée par des fractures claniques, est divisée. Les observateurs redoutent sa fragmentation, si le conflit entre les deux hommes et leurs soutiens respectifs venait à persister. Retour sur les raisons de cette crise institutionnelle.

Que s’est-il passé ce lundi ?

Mohamed Abdullahi Mohamed, dit «Farmajo», «a décidé de suspendre le Premier ministre Mohamed Hussein Roble et de mettre fin à ses pouvoirs en raison de ses liens avec la corruption», a indiqué le bureau du Président dans un communiqué. Le chef du gouvernement est suspecté d’avoir interféré dans une enquête sur une affaire d’appropriation de terres appartenant à l’armée somalienne. Or la Constitution ne donne pas explicitement au chef de l’Etat le pouvoir de démettre de ses fonctions le Premier ministre – seul le Parlement le peut.

«L’objectif de ces démarches illégales et frauduleuses est de faire dérailler l’élection et de se maintenir illégalement au pouvoir», a répliqué Mohamed Hussein Roble, qui ne reconnaît pas la validité de la décision présidentielle. Le Premier ministre a pour mission de conduire le pays vers le scrutin, qui a déjà pris un an de retard, dans un contexte tendu. La veille déjà, il avait accusé le Président de chercher à saboter le processus électoral. Des manœuvres militaires étaient signalées lundi dans Mogadiscio, notamment autour de Villa Somalia, le compound présidentiel, sans qu’il soit possible de prédire avec certitude envers quel camp irait la loyauté des différentes unités de l’armée.

Quelles sont les racines de la crise électorale ?

Le mandat officiel du président somalien, élu en 2017, a atteint son terme le 8 février. Depuis, l’opposition l’accuse de s’accrocher par tous les moyens à son poste. Le 12 avril, le vote d’une prolongation de son mandat de deux ans - ainsi que celui de la Chambre basse - par les parlementaires avait provoqué la fureur de l’opposition et déclenché des affrontements entre les différentes factions de l’armée somalienne. Une partie des troupes s’était rangée derrière la coalition de candidats à l’élection présidentielle, alliée à des leaders régionaux hostiles au pouvoir central, qui contestait le maintien en poste de Mohamed Abdullahi Mohamed. En réalité, la division s’est surtout opérée selon des critères claniques.

Au terme de cette flambée de violence, «Farmajo» avait chargé Mohamed Hussein Roble de mener à bien l’élection. Un gage d’apaisement : le Premier ministre, relativement neuf sur la scène politique somalienne, est issu du clan Hawiye, dominant à Mogadiscio et proche de l’opposition. Mais la rivalité entre les deux hommes n’a cessé de s’exacerber, et a déjà donné lieu à des bras de fer au sujet des nominations clés, notamment à la tête des services de sécurité. Les choses se sont accélérées ces derniers jours. Le président de la Commission électorale a été limogé le 25 décembre. Le soir même, le Président a appelé à la tenue d’une «conférence consultative, réunissant le gouvernement fédéral, les Etats somaliens et les autorités de la capitale, pour sélectionner «un leadership compétent» qui mène à bien le processus électoral, […] le Premier ministre ayant failli à s’acquitter de son devoir».

Pourquoi les élections sont-elles si complexes à organiser ?

La Somalie est un Etat fédéral, doté d’un système électoral indirect. Le président est élu par les deux chambres du Parlement. La Chambre haute, ou Sénat, comporte 54 représentants, élus par les cinq assemblées régionales. Son renouvellement est aujourd’hui quasiment complet – seul un Etat n’a pas encore complété le processus. La Chambre basse, elle, comporte 275 députés, élus par 30 000 délégués issus des différents clans du pays. Leur élection a pris beaucoup de retard.

Mohamed Abdullahi Mohamed avait promis de réformer ce système pour donner une voix à chaque citoyen. Devant l’opposition de certains clans, qui verrouillent la scène politique somalienne depuis des décennies, il avait été contraint de faire marche arrière à l’automne 2020. Depuis cette date, les conditions du scrutin – et leurs implications sur les équilibres de pouvoir régionaux et fédéraux – sont âprement débattues.

Quelles sont les conséquences de ce report ?

La communauté internationale s’agace de voir les forces de sécurité somaliennes mobilisées pour des règlements de compte politiques, alors que l’insurrection des islamistes shebab continue de prospérer. Bien qu’évincés de Mogadiscio par la force de l’Union africaine (Amisom) en 2011, les shebab contrôlent de vastes zones rurales et mènent régulièrement des attentats dans la capitale.

Alors que la classe politique s’affronte pour le contrôle du pouvoir et des ressources, la Somalie s’enfonce par ailleurs silencieusement dans une nouvelle crise humanitaire. Un quart de ses 16 millions d’habitants aura besoin d’une aide alimentaire d’ici mai 2022, selon l’ONU. Pour la quatrième année consécutive, une sécheresse est en vue. Cela faisait plus de trente ans que le pays n’avait pas connu une si faible pluviométrie pendant trois ans d’affilée. «C’est une catastrophe inouïe qui se prépare», a alerté la semaine dernière Adam Abdelmoula, coordinateur humanitaire de l’ONU pour la Somalie, estimant que 300 000 enfants de moins de 4 ans étaient exposés à une malnutrition grave dans les mois à venir : «Ils mourront si nous ne les aidons pas dans un délai rapide.»