Menu
Libération
Documentaire

Erythrée : des images rares pour raconter le «goulag africain»

Libé Afriquedossier
Présenté ce dimanche au prix Bayeux des correspondants de guerre, un documentaire donne à voir un pays qui «vit sous le règne de la peur», et dont le régime étend son influence toxique dans la région.
Près de 500 000 Erythréens se sont échappés des camps de détention (Mangoose Pictures)
publié le 8 octobre 2021 à 17h41

On peut ne pas croire à l’existence du Diable, mais l’enfer, lui, existe. Il s’est imposé dans un pays qui borde la mer Rouge à l’extrémité orientale de la Corne de l’Afrique : l’Erythrée, souvent comparée à la Corée du Nord, dépasse peut-être sa cousine asiatique par la radicalité du contrôle totalitaire de sa population. Ne serait-ce qu’à travers ce service militaire obligatoire à vie, imposé à tous les habitants, enrôlés parfois dès leur plus jeune âge, et soumis sous ce prétexte, à toutes sortes de travaux forcés. Il s’agit d’une Nation esclave, pour reprendre le titre du documentaire diffusé ce dimanche en avant-première à Bayeux, dans le cadre du Prix des correspondants de guerre.

Dirigée d’une main de fer depuis la fin de la guerre d’indépendance en 1991 par Isaias Afwerki, un moustachu à l’apparence débonnaire, ex-maoïste dont on ignore la date de naissance, l’Erythrée est un pays secret, totalement verrouillé, «où tout le monde craint pour sa vie», souligne dans le documentaire, un rescapé de ce goulag africain. Près d’un demi-million d’Erythréens s’en sont échappés ces vingt dernières années, conscients qu’en cas d’échec, ils seraient envoyés sans procès et pour une durée indéterminée dans l’un des innombrables centres de détention qui quadrillent le pays.

Mouroirs et cachots

Toute la force de ce documentaire tient justement aux images uniques et si rares sur ces bagnes en général invisibles. Filmées grâce à des caméras cachées par de courageux activistes clandestins, qui risquent ainsi leurs vies, ces images volées donnent à voir de véritables mouroirs où les détenus s’entassent les uns sur les autres, tel un insoutenable amas de corps dépouillés de toute humanité.

Il y a aussi ces témoignages glaçants évoquant les tortures quotidiennes «même quand il n’y a plus rien à avouer», les cachots terrés en sous-sol où «entrent en rampant», ceux qui souvent cherchent juste à échapper au service militaire à vie. Les privilégiés de l’élite au pouvoir ne sont pas pour autant à l’abri des foudres de ce régime orwellien. C’est ce que révèle l’émouvant récit d’Hanna, aujourd’hui exilée à Boston, et dont le père fut ministre de la Défense. Il a disparu un matin, coupable d’avoir osé critiquer la dérive autoritaire du maître du pays. Sa mère qui se trouvait alors à l’étranger, rentre précipitamment. Mais va disparaître à son tour, arrêtée dès son arrivée avant même de sortir de l’aéroport. Agée de dix ans, Hanna l’y attendra en vain «avec un bouquet de fleurs». Depuis, ses parents ont disparu. C’était il y a vingt ans, lorsque Afwerki installe ouvertement la dictature en interdisant toute contestation dans ce pays sans Constitution, ni Parlement, ni élections.

Conflit du Tigré

Son pouvoir de nuisance ne va pas s’arrêter là. Réalisé pendant quatre ans, à partir de 2016 le documentaire évoque notamment les efforts dérisoires d’une commission d’enquête de l’ONU qui menace de traduire Afwerki devant la Cour pénale internationale (CPI), avant que le rapport ne finisse curieusement aux oubliettes.

Le réalisateur capte aussi en temps réel ce basculement inattendu de l’histoire récente. En 2018, le nouvel homme fort de l’Ethiopie, Abiy Ahmed, crée la surprise en signant enfin la paix qui solde les comptes de la guerre d’indépendance, avec Afwerki dont le régime oppressif se voit dès lors privé de sa justification sécuritaire.

Las, cette réconciliation va déboucher fin 2020 sur une nouvelle guerre, cette fois-ci menée par les troupes fédérales éthiopiennes contre le gouvernement local de la région du Tigré, zone frontalière avec l’Erythrée. Afwerki devient le soutien de la répression menée sur place par Abiy Ahmed. Et profite de la présence de ses troupes au Tigré pour attaquer les camps de réfugiés érythréens qui s’y trouvent. Tuant ou ramenant de force en Erythrée ces exilés retombés dans les griffes de leurs oppresseurs.

Vingt ans après avoir instauré un régime totalitaire chez lui, Afwerki a dû savourer sa vengeance : étendre les frontières de l’enfer à la partie septentrionale d’un pays dix fois plus vaste, qu’il avait autrefois combattu pour acquérir l’indépendance. Finalement, le diable existe peut-être.

Erythrée, une nation esclave, diffusée en avant-première au 28e prix Bayeux des correspondants de guerre, dimanche 10 octobre, 14 heures.