Des vendeurs couverts d’écharpes et autres babioles aux couleurs palestiniennes se frayent un chemin entre des centaines de Marocains. Quelques drapeaux flottent au milieu de la place des Nations, à Tanger, tandis que les banderoles sont installées. Peu avant 19 heures, mercredi 29 novembre, les manifestants se regroupent. La cité portuaire célèbre la journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien et deux rassemblements sont prévus. Ici, comme ailleurs dans le pays, c’est le Front marocain de soutien à la Palestine et contre la normalisation, qui regroupe 19 organisations dont des partis de gauche et des islamistes, qui est à l’origine de l’événement.
Analyse
Wissal, 30 ans, a décidé de faire le déplacement «pour être solidaire avec le peuple palestinien qui subit un génocide et des massacres. N’importe quel humain libre, partout dans le monde, devrait avoir pour principe de ne pas rester silencieux face à cette situation catastrophique». A quelques rues de là, Ikram, une Marocaine de 50 ans, est pour sa part venue en tant «qu’Arabe et musulmane» – plus particulièrement pour «soutenir les femmes». Si l’alliance de circonstance du Front permet d’organiser la contestation et la solidarité avec la Palestine, elle perd aussi des Marocains en chemin. Alae, 27 ans, a renoncé avec regret à se mêler aux manifestations, notamment à cause des références religieuses : «J’aimerais montrer mon soutien pour défendre les droits des Palestiniens. Mais je ne veux pas le faire parce que je suis Arabe ou musulmane.»
Sentiment de rejet de la normalisation
Ces rassemblements tangérois font partie des centaines de manifestations pro-Palestine organisées au Maroc depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas, le 7 octobre. Quelques jours seulement après le lancement de l’opération militaire israélienne sur la bande de Gaza, une marche d’une ampleur historique – réunissant près de 300 000 personnes, selon son organisateur – avait eu lieu à Rabat, la capitale du royaume. La poursuite de l’offensive «déluge d’al-Aqsa» sur l’enclave palestinienne, qui a déjà fait plus de 15 000 morts selon le Hamas, a depuis drainé des dizaines de milliers de personnes aux quatre coins du pays. Avec les mêmes mots d’ordre : solidarité avec la Palestine, appel à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza et à la rupture des relations entre le Maroc et Israël. «A bas le sionisme», «le peuple veut renverser la normalisation», «nous marcherons jusqu’à la victoire et la libération», scandaient notamment les manifestants lors du dernier défilé d’envergure, dimanche 26 novembre à Casablanca, la capitale économique.
Géopolitique
La brutalité de la guerre menée par l’Etat hébreu exacerbe aussi le sentiment de rejet de la normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël. En décembre 2020, l’ex-président américain Donald Trump avait réussi à arracher la reprise des relations entre les deux pays en échange de la reconnaissance par Washington de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Joint par téléphone, Bouchta Moussaif, membre du secrétariat national du Front marocain de soutien à la Palestine et contre la normalisation, estime que cette question est un enjeu essentiel : «Comment peut-on signer un tel accord avec l’ennemi ? Quels sont les objectifs que l’on peut tirer de cette signature ? Aucun. Les Egyptiens ont signé un traité de paix avec les Israéliens en 1979 et n’y ont rien gagné. La première chose à faire, c’est de fermer le bureau des sionistes et arrêter toute signature ou accord avec eux.» Selon un sondage publié en 2022 par le réseau de recherche non partisan Arab Barometer, seuls un tiers des Marocains étaient favorables à la normalisation des relations entre leur pays et l’Etat hébreu.
«L’occasion d’exprimer leur mécontentement»
Outre les manifestations qui se succèdent, de grands groupes occidentaux, soupçonnés de soutenir l’effort de guerre israélien, font l’objet d’appels au boycott dans le royaume. Plusieurs magasins du groupe français de grande distribution Carrefour, qualifié de «facilitateur de génocide» par le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions), ont ainsi été le théâtre de petits mouvements de contestation ces dernières semaines. Des clichés publiés par l’Instance marocaine de soutien aux causes de la Oumma (non gouvernementale) devant le Carrefour de Meknès, le 26 novembre, montraient des hommes et des femmes brandissant le logo tricolore maculé de sang, ou des portraits d’enfants tués par les bombes israéliennes.
Une pétition signée par des dizaines d’universitaires et chercheurs marocains a également appelé à la suspension de la normalisation académique avec Israël. «Depuis toujours, la question palestinienne est très importante dans les préoccupations des Marocains, analyse le politologue Hasni Abidi, spécialiste du monde arabe. Ces rassemblements sont aussi l’occasion pour eux d’exprimer leur mécontentement face à la gestion politique, économique et sociale du pays par le gouvernement, qui est l’un des plus impopulaires depuis l’indépendance du royaume.»
Au palais royal comme au sein des partis politiques, la guerre ne laisse pas non plus insensible. Alors qu’il avait adopté une position plutôt neutre lors des premiers jours du conflit, le roi Mohammed VI, également président du comité Al-Qods (une structure panarabe qui a pour but de «préserver le caractère arabo-musulman» de la ville sainte de Jérusalem), a dû prendre en compte les revendications populaires. Le souverain a fini par dénoncer, lors d’un sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique, le 11 novembre, «la persistance d’Israël dans son agression flagrante contre les civils désarmés», sans condamner l’attaque terroriste du Hamas.
Changements dans le paysage politique marocain
Dans un message adressé le 29 novembre au comité de l’Assemblée générale des Nations unies pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, le souverain a évoqué les «bombardements intempestifs et violents» d’Israël sur l’enclave palestinienne, appelé à l’application immédiate «d’un cessez-le-feu durable» et réitéré la volonté du Maroc d’aboutir à une «solution à deux Etats». Alors que la coopération entre Israël et le Maroc n’avait jamais atteint un tel niveau avant le 7 octobre, la guerre a rebattu les cartes. Les liaisons aériennes entre les deux pays ont été suspendues, tandis que les touristes et investisseurs israéliens se sont volatilisés du royaume.
A lire aussi
Du côté des islamistes, la question palestinienne permet au Parti de la justice et du développement (PJD) de redorer son blason. Le 19 novembre, Abdelilah Benkirane, le secrétaire général du parti, a même exprimé son mea culpa sur l’accord qui a scellé la normalisation entre Israël et le Maroc, alors que sa formation était à la tête du gouvernement : «Le PJD est tombé dans l’erreur de la signature de la normalisation, mais le parti n’a jamais été pour la normalisation», a-t-il déclaré dans un discours aux vifs relents antisémites. Une manière de renouer avec une partie de son électorat, qui a pu se sentir trahi par l’accord conclu avec l’Etat hébreu.
Pour Hasni Abidi, l’offensive israélienne dans la bande de Gaza entraînera sans doute des changements dans le paysage politique marocain, avec des partis qui pourraient «capitaliser sur la contestation». Le politologue ne croit néanmoins pas à une rupture des relations israélo-marocaines au vu des intérêts pour chacun des deux pays. «Pendant le cessez-le-feu, le gouvernement marocain peut respirer. Mais si les bombardements reprennent de plus belle, sa marge de manœuvre deviendra de plus en plus réduite», prédit-il.