Depuis le scrutin du 12 octobre, il vit cloîtré dans sa résidence du quartier de Marouaré à Garoua, au nord du Cameroun. Protégé par «500 à un millier» de ses sympathisants, précise-t-il. Ils montent la garde jour et nuit pour éviter son arrestation par le régime du président Paul Biya. Issa Tchiroma Bakary est en effet devenu la cible du pouvoir, depuis qu’il s’est proclamé vainqueur de cette élection présidentielle, au cours de laquelle il s’est imposé comme le challenger surprise, bénéficiant d’une popularité inattendue face à l’inamovible président de 92 ans, qui cumule quarante-trois ans au pouvoir.
Dimanche 26 octobre au soir, après une journée de manifestations massives en sa faveur dans le pays, Issa Tchiroma Bakary a accepté de s’entretenir au téléphone avec Libération. A quelques heures seulement de la proclamation des résultats définitifs de la présidentielle par le Conseil constitutionnel, qui devrait sans surprise proclamer Paul Biya vainqueur.
Ce dimanche, vous aviez appelé les Camerounais à sortir en masse vous apporter leur soutien à la veille de la proclamation des résultats de la présidentielle par le Conseil constitutionnel. Quel bilan faites-vous de cette journée de mobilisation ?
Ce que j’ai vu, ce qu’on m’a rapporté, ce sont de véritables marées humaines qui ont envahi les rues des principales villes du pays. Ici à Garoua, où je me trouve, mais aussi dans la ville voisine de Maroua, à Yaoundé, la capitale administrative, comme à Douala, la capitale économique. Et encore dans l’ouest, à Bafoussam… Il n’y a pas un coin du pays où les gens ne sont pas sortis massivement pour m’apporter leur soutien et exprimer leur refus de voir leurs votes confisqués. C’est la meilleure preuve de ma légitimité, mais surtout de la volonté de résistance du peuple camerounais. Les gens sont fatigués de ce régime, de cette oligarchie qui accapare le pouvoir depuis tant d’années. Le ras-le-bol est général.
Il y a eu tout de même eu au moins quatre morts à Douala…
Ce sont, hélas, quatre morts de trop. Douala est historiquement le berceau de la contestation dans ce pays. C’est dans cette ville qu’on trouve aussi le plus grand nombre de chômeurs diplômés qui ne supportent plus ce régime. Certains ont calculé que l’actuel président, en quarante-trois ans de règne, aurait passé l’équivalent de quatre ans à l’hôtel Intercontinental de Genève. Il passe son temps en Suisse pendant que son peuple meurt de faim, pendant que la jeunesse de ce pays meurt de ne pas avoir de travail, d’espoir ou d’horizon.
Depuis vendredi, le régime semble soudain durcir le ton, procédant à de nombreuses arrestations même parmi vos plus proches collaborateurs. Cela vous inquiète-t-il ? Vous-même vous sentez-vous en sécurité ?
En ce qui me concerne, je suis heureusement protégé par les jeunes de Garoua présents jour et nuit autour de ma résidence. Mais ils m’ont informé ce matin [dimanche] avoir déjoué une tentative d’enlèvement dans la nuit précédente, entre samedi et dimanche. Un commando aurait tenté d’atteindre la maison. Avant d’être contraint de rebrousser chemin. Et je suis évidemment inquiet de voir que de nombreux collaborateurs sont enlevés chez eux et emprisonnés, en dehors de tout cadre juridique. Ils ont ainsi interpellé brutalement samedi à Yaoundé, le professeur Aba’a Oyono [un universitaire réputé qui a fait campagne pour l’opposant, ndlr]. La veille à Douala, ce sont les deux principaux animateurs de la plateforme qui a soutenu ma candidature, Anicet Ekane et Djeukam Tchameni, qui ont subi le même sort. Je suis particulièrement inquiet pour Anicet Ekane, qui aurait été transféré à Yaoundé. Je n’ai plus de nouvelles. C’est un homme de santé fragile, qui doit prendre des médicaments à cause de problèmes respiratoires sérieux.
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Comment pouvez-vous être à ce point certain de votre victoire ?
Je sais comment ils ont tenté de bourrer les urnes pour prouver le contraire. A Bafoussam à l’ouest, ma représentante a été séquestrée deux jours pour tenter de la forcer, en vain, à signer de faux procès-verbaux. Ce genre d’intimidations s’est reproduit un peu partout dans le pays. De notre côté, nous avons décidé de publier des procès-verbaux en nous concentrant sur 18 départements, qui regroupent 80 % de l’électorat. Et les PV que nous avons récoltés sont sans appel. Je devance largement le président sortant avec près de 60 % des voix. Ce n’est pas une surprise. Durant toute la campagne, mes meetings ont attiré des foules immenses. J’ai circulé dans tout le pays, et même dans la zone anglophone pourtant en guerre [depuis 2017 avec l’émergence d’un mouvement séparatiste], bénéficiant d’une trêve de quelques jours. J’y ai défendu le retour au fédéralisme souhaité par les habitants de cette région. Et aujourd’hui, on prétend que Biya y aurait fait quasi 100 % de voix ? Un peu de pudeur ! Partout le parti présidentiel a peiné à mobiliser les troupes. Le Président lui-même n’a fait qu’un seul meeting, désastreux, à Maroua dans le nord.
Vous êtes un ancien ministre qui a rompu avec le régime qu’à la fin du mois de juin. Vous connaissez le système de l’intérieur, comment pensez-vous réagir une fois que le Conseil constitutionnel aura validé la réélection du président ?
Je suis parti quand j’ai compris que Biya ne gouvernait plus, c’est son entourage qui est aux commandes. Mais il s’agit de quoi ? D’une vingtaine d’individus ? Des jouisseurs qui incarnent un régime à bout de souffle. Comment peut-on imaginer que les Camerounais acceptent de les reconduire au pouvoir ? La jeunesse de ce pays est désespérée, elle va résister. Et je continuerais à incarner cet espoir de changement, nous allons y arriver. Tout naît, grandit et meurt. Et ce vieux président qui dirige par procuration, prend le risque d’entrer dans l’histoire avec du sang sur les mains. Biya doit accepter de partir avant qu’il ne soit trop tard.
Certaines rumeurs affirment que le régime vous aurait récemment proposé un poste de Premier ministre en échange de la reconnaissance de la victoire du président sortant…
Personne ne m’a rien proposé directement, et de toute façon c’est hors de question. Je suis au service du peuple. Et les Camerounais vont prendre leur destin en main.