A leur arrivée, les migrants ressentent du soulagement. Ils ne savent pas pourquoi ils sont dans ce bâtiment d’El Ouardia, dans le sud de Tunis, mais le «centre d’accueil et d’orientation des migrants» sonne plus réconfortant que le poste de police, la prison et le centre de police des frontières et des étrangers qui sont, en général, leurs trois derniers lieux de résidence.
«En débarquant, je me suis dit que dans deux ou trois jours, je serais libre. En fait, je vis dans un trou noir depuis le 8 novembre», décrit Béni Iyoto, rare résident qui accepte de donner son nom complet. Le Congolais de 22 ans raconte son histoire à Libération par téléphone, le seul lien avec l’extérieur pour la vingtaine de migrants hébergés là. Les avocats sont interdits d’entrée, tout comme les proches. Seules quelques organisations ont un droit d’accès très encadré au centre, construit initialement dans les années 70 pour héberger les Tunisiens ruraux venus trouver du travail dans la capitale, avant d’être utilisé pour les étrangers à partir de 2011.
«Personne ne m’écoute»
En 2019, Béni Iyoto atterrit en Tunisie comme étudiant en management. Pour financer ses études, il travaille – illégalement, car les étudiants étrangers n’ont pas le droit de travailler – pour une société de location de voitures. Le 1er novembre 2022, alors qu’il ramenait un véhicule, il est contrôlé par la police. Le Congolais passe une nuit au poste. Le lendemain, il est transféré dans une prison pour cinq jours, avant d’être présenté devant la justice. Sans connaître son jugement, Béni Iyoto est ensuite conduit au siège de la Direction des frontières et des étrangers, dépendant du ministère de l’Intérieur : «Je demande ce qu’il se passe. Je sais que je suis alors en situation d’illégalité. Je ne suis plus officiellement étudiant, car je n’ai pas encore payé ma scolarité. Mais j’ai les preuves que depuis 2019 je suis un vrai étudiant, et que ce n’est qu’une question de temps avant d’être en règle. Personne ne m’écoute.» Ce déroulé des faits est quasi identique pour tous les migrants d’El Ouardia.
«Le centre est en réalité un lieu de privation des libertés. Le ministère de l’Intérieur peut décider d’enfermer aussi longtemps qu’il veut des migrants sans décision judiciaire. El Ouardia, c’est le lieu de l’arbitraire !» s’insurge Zeineb Mrouki, responsable du programme «enjeux mondiaux» à Avocats sans frontières. En mars, la Ligue des droits de l’homme a recensé jusqu’à 54 «détenus» alors que le centre n’est pas conçu pour accueillir autant de personnes sur une longue durée.
Les conditions de vie y sont spartiates. Sur les photos envoyées par les migrants, on peut voir des douches et des toilettes noircies par la moisissure et des portes cassées, privant les usagers de toute intimité. Le ménage n’a pas été fait depuis des semaines. Ces derniers dorment sur de fins matelas posés sur des lits métalliques rouillés ou à même le sol. Les repas sont corrects, mais pour obtenir 1,5 litre d’eau minérale, les pensionnaires doivent débourser un dinar (0,30 euro).
Chasse aux migrants subsahariens
Pour les ONG, il ne fait aucun doute que le centre d’El Ouardia sert de variable d’ajustement aux autorités dans leur chasse aux migrants subsahariens entamée depuis des mois, avec en point d’orgue les propos tenus le 21 février par le président Kaïs Saïed. Lors d’un conseil de sécurité, le chef de l’Etat a dénoncé un «plan criminel» visant à effacer le caractère arabo-musulman de la Tunisie en faisant venir des «hordes de migrants clandestins» du sud de l’Afrique. «Le nombre de migrants dans le centre a augmenté à partir de là. Les responsables du centre les obligent, parfois en les frappant, à signer le document pour un retour volontaire alors même qu’ils risquent la prison ou leur vie dans leur pays», révèle Nissaf Slama, membre de l’équipe «recherche» à Amnesty International. Une délégation de l’Union européenne s’est rendue mardi à Tunis pour «identifier des pistes d’engagement concrètes» en matière de migration après que le Parlement a voté le 16 mars une résolution condamnant «fermement le discours raciste du président Saïed contre les migrants subsahariens et les attaques qui ont suivi».
«La Tunisie n’a pas besoin de toi», «tu voles le riz des vrais Tunisiens», «tu es un fils d’esclave» : les insultes fusent contre les migrants quand ils sont convoqués à la direction des frontières et des étrangers. Parfois elles débouchent sur des coups. Pour avoir encouragé la contestation au sein du centre en début d’année, Béni Iyoto a été matraqué et fouetté à l’aide d’une ceinture. Le ministère de l’Intérieur conteste toute maltraitance, assurant que les policiers «travaillent dans l’exigence du respect des droits de l’homme».