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Guerre civile

L’armée soudanaise pénètre dans Wad Madani, après un an d’occupation brutale par les troupes de Hemetti

Guerre civile au Soudandossier
L’armée régulière a annoncé ce samedi 11 janvier être entrée dans la capitale de la Jézira, une région marquée par les exactions commises par les paramilitaires des RSF et une campagne de déplacements forcés.
Un soldat de l'armée soudanaise, à Omdourman (ville jumelle de Khartoum, restée aux mains des forces régulières), le 2 novembre 2024. (Amaury Falt-Brown /AFP)
publié le 11 janvier 2025 à 16h59

L’enterrement a duré quelques minutes. Devant la tombe déjà recouverte, dans un cimetière de l’agglomération de Khartoum, les patriarches en turban blanc entourent un homme hagard, en état de choc. Ils parlent à la place de cet individu maigre et silencieux, aux joues creusées, que l’on retient par le bras. Aboubakar Omar, 35 ans, est le seul survivant de sa famille. Il vient d’enterrer son père. En trois semaines, il a aussi perdu sa mère et son frère. Morts d’épuisement, des suites des conditions extrêmes imposées par leur déplacement forcé.

La famille d’Aboubakar Omar est originaire d’Al-Hilaliya, dans l’Etat de la Jézira, au sud de Khartoum. Depuis le mois d’octobre, plus de 340 000 habitants de cette région agricole, considérée comme le grenier du Soudan, ont été chassés de leurs villes et villages par les Forces de soutien rapide (RSF), une unité paramilitaire dissidente dirigée par le général Hemetti, entrée en guerre contre l’armée régulière en avril 2023.

L’état-major a fait de la reconquête de cette province-clé une priorité stratégique. Ce samedi 11 janvier, il tient enfin une victoire significative. Le gouvernement a annoncé avoir «libéré» Wad Madani, la capitale régionale de la Jézira, après un an d’occupation par les RSF. Des vidéos circulant sur les réseaux sociaux montraient, à la mi-journée, des troupes progouvernementales entrer dans la ville. La nouvelle a déclenché des scènes de liesse dans les rues d’Omdourman, la ville jumelle de Khartoum, la capitale.

Tourbillons de poussière

Depuis un an, les déplacés de la Jézira sont venus s’entasser dans les rues, les écoles et les immeubles en chantier de Gedaref, Kassala ou Omdourman, des villes restées sous le contrôle du gouvernement soudanais. Trois vastes camps ont aussi poussé dans le désert aux portes de Chendi, à deux heures de route au nord de Khartoum, le long de la route nationale. Entre les tentes carrées, des tourbillons de poussière se forment et dansent sur la dure terre volcanique.

Les 30 membres de la famille Alzain dorment en plein air, sous un auvent de paille installé dans la banlieue d’Atbara, sur le terrain d’un cousin. A 300 kilomètres de leur village, Al-Tahla. «Quand les RSF sont venus pour la première fois, ils n’ont fait que traverser, sans s’arrêter», décrit Rachid Souleymane Alzain. C’était en décembre 2023 : les paramilitaires aux ordres de Hemetti fondent alors sur Wad Madani, et s’emparent de la riche Jézira aux termes d’une série de raids éclair qui contraignent l’armée à battre en retraite.

A Al-Tahla, la période de cohabitation avec les RSF va durer huit mois. «On ne sortait pas trop du village, la vie était normale, mais on était sur nos gardes. On entendait des coups de feu au loin, de temps en temps», raconte Abdallah Malick Alzain. Les villageois s’accommodent tant bien que mal de la présence des paramilitaires. «Au début, ils volaient uniquement les choses très chères, les grosses voitures par exemple, poursuit-il. On avait l’habitude de vivre de la culture de la canne à sucre, mais l’usine de sucre a été détruite, alors on a planté du maïs, des haricots. Pour se nourrir, d’abord, et puis on vendait le surplus au marché de Tamboul [la ville la plus proche].»

Volte-face d’un seigneur de guerre

Les membres des Forces de soutien rapide qui patrouillent régulièrement à Al-Tahla sont en réalité des miliciens locaux, les hommes d’Abu Aqlah Keikel, le chef du Bouclier du Soudan, un puissant groupe armé islamiste formé bien avant la guerre pour appuyer l’armée soudanaise. Mais Keikel est un homme volatil : en 2023, il a changé de camp et mis ses troupes au service de Hemetti, devenant le gouverneur de facto de la Jézira. Avant de retourner à nouveau sa veste, le 20 octobre 2024. Le seigneur de guerre a fait défection des RSF et s’est rendu à l’armée régulière – qui l’a salué en héros et lui a immédiatement offert l’amnistie –, prétextant la «mauvaise conduite» des paramilitaires à l’égard des civils.

Cette volte-face va déclencher des opérations de vengeance impitoyables contre les populations civiles de la Jézira. «Le 23 octobre, les RSF qui sont arrivés à Al-Tahla n’étaient pas des hommes de Keikel. Ils étaient très nombreux, environ 500 hommes dans 70 à 80 véhicules, se souvient Ousmane Mohamed Ibrahim Alzain. Avant d’entrer en ville, ils avaient coupé l’électricité et l’eau.» Chaque homme de la famille Alzain soulève un vêtement, se contorsionne pour montrer les marques de fouets et les traces de coups reçus ce jour-là. Un grand-père rachitique tient à exhiber son dos meurtri. «Ils tiraient à nos pieds, nous insultaient, ils pensaient qu’on appartenait à la même tribu que Keikel, les Shukriya, et nous ont englobés dans leur revanche, explique Ousmane Mohamed Ibrahim. Personne n’a résisté, nous n’avions pas d’armes.»

A 3 heures du matin, 3 000 habitants d’Al-Tahla se mettent en marche dans la nuit. «A pied, sans rien, sans bagages. On a marché pendant trois jours vers l’est, raconte Gassurallah Assaba Rassoul Alzain. Dès qu’on s’arrêtait, ils nous harcelaient, nous chassaient encore plus loin, comme du bétail.» Plusieurs habitants sont morts sur la route, affirme-t-il.

«Brûlé au briquet, tailladé au rasoir»

Ismaïl (1), 27 ans, a été témoin d’une campagne de représailles similaire à Tamboul, l’une des plus grandes villes de la Jézira, au lendemain de la défection de Keikel. «Ils sont entrés dans la ville en rage, ils battaient les gens, ils pillaient, ils insultaient», décrit le jeune homme, rencontré dans un café de la capitale. Absorbé par son récit, il ne touche pas au thé d’hibiscus qu’il a commandé. Lors de l’attaque des RSF, en octobre, Ismaïl est resté caché dans sa maison, secrètement connecté à Internet grâce à un appareil Starlink. «Ils sont entrés dans les maisons, ils ont tué une dizaine de personnes. Ils ont volé les panneaux solaires. Il n’y avait ni eau ni électricité. Ils ont volé toute la nourriture du marché, raconte-t-il. Le message était explicite et très clair : partez.» Au cours de la troisième nuit, Ismaïl s’est enfui avec sa mère, sa femme et quelques voisines du quartier. «Nous avons marché trois heures avant de trouver une charrette à louer jusqu’à un village. Mais les RSF sont arrivés juste après nous et nous ont chassés à nouveau.»

Abdelatif (1) a 20 ans. Lui aussi vient d’Al-Hilaliya, comme Aboubakar Omar, l’homme du cimetière. Il fume cigarette sur cigarette, passe et repasse ses doigts sur sa moustache naissante. Al-Hilaliya, 100 000 habitants, sur la rive droite du Nil Bleu, est situé à 25 kilomètres de Tamboul. Quand les Forces de soutien rapide se sont emparées de sa ville, en décembre 2023, le jeune milicien volontaire, soupçonné d’être un espion pour le compte de l’armée, a été fait prisonnier. «Ils m’ont fouetté et détenu dans leur camp pendant trois jours, sans rien à boire ni manger, dit-il. Ils m’ont brûlé au briquet, tailladé au rasoir.» Puis les hommes de Hemetti l’ont relâché. Abdelatif est resté en ville et s’est fait tout petit.

Le «cauchemar» a recommencé le 20 octobre. «Ce jour-là, les combattants de Keikel avaient soudainement disparu. Les RSF sont venus, ils ont commencé par racketter les gens, se souvient Abdelatif. Le second jour, ils étaient encore plus nombreux, environ 500 paramilitaires. Ils sont arrivés avec des camions et ils ont pris tout le bétail. Le lendemain, ils ont battu tous les hommes qu’ils trouvaient dans les maisons. Le jour d’après, ils ont pris tous les [pick-up] Hilux et les motos. Jour après jour, ils nous poussaient à bout.»

Une rançon pour quitter la ville

Les hommes qui tentent de résister sont abattus. «J’ai vu de mes yeux une quinzaine de cadavres de civils dans les rues», affirme Abdelatif. En deux semaines, 644 personnes sont tuées, selon une liste dressée par les habitants d’Al-Hilaliya. Chaque jour, des funérailles collectives sont organisées. «On creusait de grands trous, où on plaçait jusqu’à 40 ou 50 corps. Après la prière, on se dispersait, on ne faisait même pas les condoléances.» La nuit, les femmes et les enfants se réfugient dans la grande mosquée de Tamboul. Les hommes dorment tout autour. Selon Abdelatif, les RSF poussent le cynisme jusqu’à exiger une rançon pour les laisser quitter la ville : le montant est fixé à 7 millions de livres soudanaises (soit près de 10 000 euros) pour sa famille. Ils furent «parmi les derniers» à partir, quinze jours après la première attaque.

La campagne de déplacement forcé commis dans la Jézira rappelle les terribles méthodes de nettoyage ethnique employées par les RSF au Darfour l’an passé. Mardi 7 janvier, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a qualifié pour la première fois les crimes des paramilitaires au Soudan de «génocide», sur la base d’informations faisant état du meurtre «systématique» d’hommes et de jeunes garçons, et accusant les troupes du général Hemetti de «viser délibérément des femmes et des filles de certains groupes ethniques pour les violer». Washington a annoncé une série de sanctions visant le patron des RSF, ainsi que des sociétés écrans, basées aux Emirats arabes unis (principal parrain de Hemetti), alimentant les caisses de son organisation.

Samedi 11 janvier, le chef des paramilitaires a reconnu avoir «perdu» la ville de Wad Madani et promet déjà de «reconquérir» la capitale de la Jézira. Dans un message audio adressé à ses combattants et au peuple soudanais, Hemetti affirme: «Aujourd’hui nous avons perdu une manche, nous n’avons pas perdu la bataille.»

(1) Les prénoms ont été modifiés.