«Je ne pouvais pas m’imaginer m’allonger sur le lit de Kadhafi, lance un jeune libyen tout sourire, un fusil-mitrailleur AK-47 à la main. Même dans mes rêves !» Août 2011. Après six mois d’une guerre civile partie d’un mouvement de contestation populaire, les rebelles libyens, des insurgés ayant précipité la chute du régime Kadhafi, s’emparent de l’aéroport international de Tripoli, la capitale. Sur le tarmac, ils découvrent l’avion personnel de Muammar al-Kadhafi, qui régna en dictateur sur le pays durant plus de quarante ans avant d’être tué à Syrte, en octobre 2011.
A l’intérieur, des journalistes suivent des rebelles découvrant le luxueux appareil. Douches et toilettes flamboyantes, lit XXL, canapés en cuir… L’Airbus A340 du «Guide de la révolution» symbolise la démesure et la mégalomanie d’un homme et d’un pouvoir à l’agonie. Un an après, quasiment jour pour jour, l’appareil immatriculé 5A-ONE atterrit à l’aéroport de Perpignan, en toute discrétion, comme le racontait le Monde en 2015. Criblé d’éclats d’obus et de balles, l’avion a traversé la Méditerranée en cinq heures, à basse altitude - environ 10 000 pieds. Le transfert a été opéré par une société privée, World assets transition (WAT). L’Airbus est alors confié par le Conseil national de la transition (l’organe politique de la rébellion) à Air France, qui sous-traite le délicat bien à EAS, une société de maintenance aéronautique.
Retour à Tripoli ?
Près de dix ans d’un long feuilleton judiciaire plus tard, le «jet de Kadhafi» serait sur le point de regagner la Libye, selon France 3 Occitanie. Selon un technicien d’EACS (une compagnie d’Etat libyenne désormais propriétaire de l’avion) cité par la chaîne, l’appareil pourrait regagner la Libye «d’ici une à deux semaines maximum.» «L’intérieur de l’Airbus n’est pas le «palais volant» que l’on a décrit, précise le Libyen. Il y a eu des exagérations. Il n’y a pas de jacuzzi par exemple. Il y a un lit, un divan et de la place pour accueillir 76 passagers, dont l’équipage.»
En février, le site spécialisé Africa Intelligence avait déjà révélé que l’avion allait de nouveau voler. Surtout, l’Airbus remis à neuf a été photographié le 3 mai dernier par un photographe local, Clément Alloing, qui a publié sur les réseaux des images du 5A-ONE, ainsi que le plan de vol, une boucle de Perpignan à Toulouse, en survolant Montpellier, Valence, Montélimar… «Ça faisait pas mal de temps qu’il était remis en état», assure le photographe, qui observe l’intriguant avion libyen depuis plusieurs années.
Vitrine de la puissance de Kadhafi
L’histoire de «l’Air Force One» du dictateur libyen remonte aux débuts des années 1990. L’appareil est vendu pour la première fois en 1996 au prince Jefri Bolkiah, frère du Sultan de Brunei. L’homme a des relations avec la France : en 1997, le prince de l’émirat pétrolier avait acheté le Plaza Athénée, un palace parisien de l’avenue Montaigne. L’Airbus 5A-ONE passera ensuite dans les mains du prince Al-Waleed bin Talal, un homme d’affaires milliardaire, membre de la famille royale saoudienne. Ce n’est qu’en 2006 que Mouammar Kadhafi, qui dirige d’une main de fer la Libye depuis 1969, achète l’appareil, pour 120 millions de dollars, selon CNN. C’est de cet avion ligne transformé en palais volant que le «Guide» se posera à Orly, le 10 décembre 2007. Le dictateur est accueilli en grande pompe par la ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie, avant d’installer sa tente dans les jardins de l’Elysée.
En acquérant l’A340, Kadhafi avait voulu en faire la vitrine de sa puissance. Sur sa carlingue, le propriétaire y avait fait inscrire «99.9.9.» Une référence à la déclaration de Syrte, signée en 1999, durant laquelle Kadhafi concrétisa son idée d’Union africaine, qui devait supplanter l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Un moyen pour le dictateur de sortir de son isolement sur le continent, et d’afficher toujours plus ses ambitions politiques.
Appétits des créanciers
L’Airbus, au goût très politique, est au cœur des obscurs dossiers des biens et avoirs libyens détenus en France. Après être temporairement retourné en Libye, en 2013, où il ne sera utilisé qu’une seule fois par le Premier ministre en place, Ali Zeidan, l’avion revient une seconde fois sur le sol français, en 2014. Depuis, il est cloué sur le tarmac de l’aéroport de Perpignan. L’appareil est alors courtisé par plusieurs créanciers de l’Etat libyen en faillite, bien décidés à récupérer leur argent depuis la chute de Kadhafi. Et notamment par un puissant conglomérat koweïtien, Al Kharafi. Le motif du différend entre les deux parties ? La construction et l’exploitation d’un immense complexe touristique au bord de la Méditerranée, signé en 2006 entre l’Etat libyen et le conglomérat, mais rompu en 2010 par les Libyens. «C’était à une époque où la Libye de Kadhafi s’ouvrait à l’international, glisse une source bien informée du dossier. Ce devait être l’une des premières stations balnéaire en Libye.» Furieux, les Koweïtiens saisissent alors un tribunal arbitral, au Caire, en Egypte, qui leur donne raison en 2013 : une créance de plus de 900 millions d’euros était alors accordée au conglomérat, ouvrant la voie à une saisie de l’avion. Des huissiers sont alors envoyés à Perpignan.
A cette époque, Air France entre également dans le bal judiciaire, s’estimant lésé au vu des sommes engagées auprès de son sous-traitant, EAS. La maintenance de l’appareil était estimée en 2016 à plus de 3 millions d’euros… Tous partagent un but commun : mettre aux enchères l’Airbus, estimé à plusieurs dizaines de millions d’euros. Mais les Koweïtiens encaissent le 30 novembre 2015 un revers de la justice française : le Tribunal de grande instance (TGI) de Perpignan estime que le bien appartient à une nation souveraine, la Libye, qui dispose d’une immunité face aux réclamations du conglomérat koweïtien. Ce dernier abandonne alors ses vues sur l’Airbus, et se concentre désormais sur un autre dossier : la Libyan Investment Authority (LIA), un fonds souverain libyen, soupçonné d’héberger la fortune du «Guide»…
Que va devenir l’Airbus 5A-ONE, alors que la Libye est toujours sous la coupe des milices, des mercenaires étrangers et des supplétifs d’Erdogan ? Surtout, pourquoi le dossier se débloque-t-il maintenant, après avoir été grippé durant plusieurs mois pour une histoire de visas ? «Peut-être que l’Etat français veut se mettre dans les petits papiers du nouveau gouvernement libyen», s’interroge la source citée plus haut. Près de dix ans après la mort de Kadhafi, les fantômes du dictateur libyen n’ont pas encore livré tous leurs secrets.